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HISTOIRE SOCIALISTE

après une captivité morne et une sorte d’agonie morale où il ne semble pas que son âme un peu débile ait été égale au poids du destin.

Quel contraste avec Robespierre ! Celui-ci, très concentré aussi, très soucieux de sa dignité et de sa tenue, avait une fermeté d’idées et une ténacité de vouloir presque invincibles. Avec Buzot, Prieur, Rœderer, Dubois-Crancé, Salles, il était l’extrême-gauche de l’Assemblée ; mais bien plus que ses voisins immédiats, il avait la consistance et l’esprit de suite. Malouet a dit un mot très pénétrant : « Il n’y avait à la gauche de l’Assemblée que deux hommes qui ne fussent point des démagogues, Mirabeau et Robespierre. » Il entendait par là qu’ils suivaient leur pensée et développaient leur plan sans plier aux caprices de la foule, aux mouvements passagers de l’opinion.

Il portait en lui une seule idée : la nation est souveraine ; mais cette idée unique, il la suivait sans défaillance, sans restriction, jusqu’en ses conséquences extrêmes. Non qu’il fût délibérément républicain, il était monarchiste, au contraire, mais il n’était disposé à faire à la royauté aucun sacrifice du droit national ; il tolérait le roi dans la mesure où celui-ci s’accordait avec la souveraineté de la nation.

Il n’était en aucune façon socialiste ou communiste ; sa plus grande hardiesse sociale, en 1789, va à demander qu’on reprenne aux seigneurs les biens des communautés usurpés par eux, et qu’on y rétablisse les prairies et les bois qui avaient été remplacés, depuis le partage, par la culture du blé.

Mais pour que la nation soit souveraine, il faut que tous les individus qui la composent, si pauvres qu’ils soient, aient leur part de souveraineté. De là la tendance démocratique de sa politique. De plus, ce sont surtout les pauvres, ce sont tout au moins les classes modestes, les artisans, les petits propriétaires qui n’ont aucun intérêt de caste qui s’oppose à la Révolution. Les nobles, les riches bourgeois peuvent être tentés de restreindre la souveraineté nationale et de prendre des garanties pour leurs privilèges ou pour leur fortune.

Le peuple proprement dit n’a point d’intérêts contraires à ceux de la nation, et voilà pourquoi la souveraineté de la nation devient vite, dans la pensée de Robespierre, la souveraineté du peuple. On a dit bien souvent qu’il employait ce mot de peuple en un sens très vague, et cela est vrai. Le mot de prolétariat, tel que nous l’employons aujourd’hui, a un sens précis : il signifie l’ensemble des hommes qui vivent de leur travail et qui ne peuvent travailler qu’en mettant en œuvre le capital possédé par d’autres. Dans la langue politique et dans l’état économique de la société française en 1789, le mot peuple ne pouvait avoir cette précision : il s’appliquait même, selon les moments, à des catégories très diverses de la population ; il y avait pourtant un point fixe ; le peuple, pour Robespierre, représentait, à chaque crise de la Révolution, l’ensemble des citoyens qui n’avaient aucun intérêt à limiter la souveraineté de la nation et à en contrarier le plein exercice. Par là, sous