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HISTOIRE SOCIALISTE

aux principes et dangereux d’exclure des citoyens du droit de vote, c’est-à-dire de la patrie elle-même. Mounier parle comme si le projet dont il est le rapporteur instituait le suffrage universel : et on se demande avec quelque surprise, comment il pouvait caractériser ainsi une législation électorale qui écartait du scrutin près de la moitié des citoyens de France. Or, non seulement aucune protestation, aucun murmure ne l’a interrompu. Mais des nombreux orateurs, qui parlèrent après lui et sur son rapport, aucun ne fît la moindre allusion à la question de l’électorat et de l’éligibilité. Tous parlèrent du veto, de la sanction : aucun ne s’éleva contre la partie du projet qui fermait les portes de la cité à plus de trois millions de Français pauvres.

Sieyès, dans la séance du 7 septembre, parle avec une force pénétrante. Il signale combien l’industrialisme moderne est absorbant et accablant, comme il laisse aux citoyens peu de loisir pour s’instruire et il conclut qu’on ne peut pourtant à ces hommes accablés refuser le droit de suffrage : « Les peuples européens modernes, dit-il ressemblent bien peu aux peuples anciens. Il ne s’agit parmi nous que de commerce, d’agriculture, de fabriques, etc. Le désir des richesses semble ne faire de tous les États de l’Europe qu’un vaste atelier ; on y songe bien plus à la production et à la consommation qu’au bonheur. Aussi les systèmes politiques aujourd’hui sont exclusivement fondés sur le travail ; les facultés productives de l’homme sont tout ; à peine sait-on mettre à profit les facultés morales qui pourraient cependant devenir la source la plus féconde des véritables jouissances. Nous sommes donc forcés de ne voir dans la plupart des hommes que des machines de travail. Cependant vous ne pouvez pas refuser la qualité de citoyen et les droits du civisme, à cette multitude sans instruction qu’un travail forcé absorbe en entier. Puisqu’ils doivent obéir à la loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal. »

Voilà à coup sûr un langage qui aurait paru étrangement audacieux et subversif à la bourgeoisie industrielle de Louis-Philippe : il atteste quel admirable sens de la réalité et du mouvement économique des États modernes avait l’homme que l’on traite si volontiers en « métaphysicien ».

Il semble malaisé au premier abord de concilier ces paroles avec le langage péremptoire que tenait Sieyès dans l’exposé des principes communiqué par lui à l’assemblée quelques semaines avant, le 22 juillet. Il justifie expressément la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, et je me demande même si ce n’est pas lui qui a introduit ces termes dans le vocabulaire politique de la Révolution. « Tous les habitants d’un pays doivent y jouir des droits de citoyen passif ; tous ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté, etc. ; mais tous n’ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ; tous