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HISTOIRE SOCIALISTE

ne sont pas citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à soutenir l’établissement public, ne doivent point influer activement sur la chose publique. Tous peuvent jouir des avantages de la société ; mais ceux-là seuls qui contribuent à l’établissement public, sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l’association. »

Paroles imprudentes, car si les citoyens qui contribuent par l’impôt à soutenir l’établissement public, sont les seuls actionnaires de l’entreprise sociale, qui ne voit qu’il conviendrait de leur donner une part d’influence proportionnée à la valeur de leur action, c’est-à-dire à leur fortune manifestée par l’impôt ?

Sieyès n’accepte évidemment pas cette conclusion, puisqu’il déclare que le concours de tous les citoyens à la formation des pouvoirs publics doit être égal, et il n’est pas impossible d’accorder, dans l’ensemble, son langage du 21 juillet et son langage du 7 septembre. Sieyès n’entend pas écarter en bloc, comme classe, les salariés, les dépendants, les ouvriers innombrables des manufactures, les manouvriers. Il se rend compte de leur dépendance, et déjà dans sa brochure célèbre : Qu’est-ce que le Tiers État ? il indique que seuls des changements dans la propriété assureront la liberté du vote de tous les travailleurs, fermiers et ouvriers, qui sont à la merci des grands possédants.

Il constate aussi la déplorable ignorance à laquelle le régime industriel, tous les jours plus développé, condamne le prolétaire moderne ; mais quoi ? refuser le droit de vote à toutes ces forces productives, à toutes « ces machines de travail », ce serait refuser le droit de vote à la société moderne elle-même, qui n’est qu’un ensemble de forces productives et une énorme machine de travail.

Et, en fait, le projet qui exige un impôt de trois journées de travail, laisse passer et amène au vote un grand nombre d’artisans et d’ouvriers des manufactures. Le reste, ne contribuant en rien ou presque en rien à l’établissement public, semble disparaître pour Sieyès : et il s’imagine, sans un trop grand effort, qu’il admet dans la Cité tous les hommes ; mais il est bien clair que le grand logicien ne peut entretenir en lui cette illusion qu’à la condition de ne pas serrer de trop près sa propre pensée.

Et nul dans l’Assemblée, nul dans le pays, ne se lève pour l’obliger à une entière sincérité envers lui-même. Nul ne lui demande : « De quel droit excluez-vous du scrutin des milliers d’hommes qui, s’ils ne contribuent point par l’impôt ou par un certain chiffre d’impôt, à l’établissement public, y contribuent cependant en tant que forces productives ? De quel droit fixez-vous à la valeur de trois journées de travail la limite au-dessous de laquelle la contribution du citoyen et le citoyen lui-même, sont considérés comme