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HISTOIRE SOCIALISTE

tinue à travailler pour les faire vivre. Si nous n’avions fait que changer d’aristocratie, si je voyais s’évanouir ces espérances auxquelles j’ai sacrifié mon repos, mon état, ma fortune, plus encore peut-être… »

Oui, ce sont là de fortes paroles ; c’est une vigoureuse affirmation démocratique où il entre je ne sais quel pressentiment attristé du règne prochain de l’oligarchie bourgeoise. C’est un écho de la parole de Jean-Jacques : « Que toutes les lois tournent au bénéfice des riches », et c’est comme un premier effort pour corriger par l’entière démocratie politique la tendance des forces économiques et sociales à l’inégalité.

À l’heure même où la bourgeoisie révolutionnaire, très fière de sa puissance, de sa richesse, de son activité, exclut de la cité des millions de pauvres, l’idéalisme du xviiie siècle fournit au prolétariat misérable le point d’attache par où il pourra se hausser. Mais comme tout cela est faible encore ! La parole de Duport se perd dans le vide, elle ne parvient même pas à passionner le débat. Robespierre lui-même, à en juger par le procès-verbal assez sommaire de son discours, fut médiocre et froid :

« Tous les citoyens, quels qu’ils soient, déclare-t-il, ont droit de prétendre à tous les degrés de représentation. Rien n’est plus conforme à cette Déclaration des Droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l’administration de la chose publique, qui est la sienne. Sinon, il n’est pas vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen.

« Si celui qui ne paie qu’une imposition d’une journée de travail a moins de droits que celui qui paie la valeur de trois journées de travail, celui qui paie celle de dix journées a plus de droits que celui dont l’imposition équivaut seulement à la valeur de trois ; dès lors, celui qui a 100,000 livres de rente a cent fois autant de droits que celui qui n’a que 1,000 livres de revenu. Il résulte de tous vos décrets que chaque citoyen a le droit de concourir à la loi, et dès lors celui d’être électeur ou éligible, sans distinction de fortune. »

Le raisonnement est irréfutable, mais bien abstrait, et comme s’il n’avait lutté que pour la forme, Robespierre néglige d’analyser et de réfuter les raisons politiques qui déterminaient l’immense majorité de l’Assemblée à distinguer des citoyens actifs et des citoyens passifs. Après lui, le député Defermon (il convient de citer tous les défenseurs de la première heure du suffrage universel) dit quelques paroles dans le même sens :

« La Société ne doit pas être soumise aux propriétaires, ou bien on donnerait naissance à l’aristocratie des riches, qui sont moins nombreux que les pauvres. Comment d’ailleurs ceux-ci pourraient-ils se soumettre à des lois auxquelles ils n’auraient pas concouru ?… »