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HISTOIRE SOCIALISTE

Et c’est tout. Que va répondre le rapporteur du Comité, Demeunier ? À peine quelques paroles, comme il convient en une question jugée d’avance :

« En n’exigeant aucune contribution, dit-il, en admettant les mendiants aux assemblées primaires, car ils ne paient pas de tribut à l’État, pourrait-on d’ailleurs penser qu’ils fussent à l’abri de la corruption ? L’exclusion des pauvres, dont on a tant parlé, n’est qu’accidentelle ; elle deviendra un objet d’émulation pour les artisans, et ce sera encore le moindre avantage que l’administration puisse en retirer. »

Là-dessus, l’article fut voté. À coup sûr il serait injuste et sot de comparer ce langage de Demeunier au fameux mot de Guizot : Enrichissez-vous. Le cens était très élevé sous Louis-Philippe. Au contraire, limité à la valeur de trois journées de travail, il était très bas. Mais les raisons données par Demeunier ne sont guère solides. Les mendiants ? Il eût été facile, si on eût craint leur extrême dépendance, d’exclure du vote, par une disposition spéciale, quiconque vivait habituellement de secours. Les artisans ? En déclarant que cette condition de cens les stimulerait, Demeunier avoue que beaucoup d’entre eux sont au-dessous du niveau légal. De quel droit les exclure et dans quel intérêt ?

Mais, encore une fois, ce qui me frappe le plus, c’est la médiocre importance attachée par la Constituante à la question, et l’exiguïté, l’infimité du débat. Nul ne songe même à demander quel sera le nombre des citoyens passifs ainsi exclus du droit de suffrage. On dirait que même pour les plus démocrates, cette sorte de nation inférieure qui végète sous la classe bourgeoise et sous la classe des artisans aisés, n’est pas une réalité vivante…

Un curieux détail rend bien sensible cette sorte d’indifférence. Dans la même séance du 22 octobre, au début, une députation des hommes de couleur, propriétaires dans les colonies françaises, avait demandé, au nom des Droits de l’homme et du citoyen, l’égalité des droits politiques avec les blancs.

En leur nom, le délégué Joly avait dit avec véhémence : « Ils réclament les droits de l’homme et du citoyen : ces droits imprescriptibles fondés sur la nature et le contrat social, ces droits que vous avez si solennellement reconnus et si authentiquement consacrés lorsque vous avez établi pour base de la Constitution : « Que tous les hommes naissent et
« demeurent libres et égaux en droits ; que la loi est l’expression de la vo-
« lonté générale, que tous les citoyens ont le droit de concourir, personnel-
« lement ou par leurs représentants, à sa formation. »

Et le Président Freteau leur répondait :

« Aucune partie de la Nation ne réclamera vainement ses droits auprès de l’Assemblée : ceux que l’intervalle des mers ou les préjugés relatifs à la différence d’origine, semblent placer plus loin de ses regards, en seront rap-