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HISTOIRE SOCIALISTE

Étrange légèreté vraiment et étrange égoïsme de souffler des phrases de meurtre (corrigées, il est vrai, aussitôt après par quelques mots de prudence) à propos d’une mesure qui blessait seulement quelques journalistes, et de se taire quand toute la partie pauvre de la nation est comme excommuniée !

Le sage et démocrate Lostalot commet (avec beaucoup plus de réserve) la même inconséquence. Lui aussi proteste avec force contre le marc d’argent : « Leurs espérances (des bons citoyens) ne se sont-elles pas évanouies, lorsqu’ils ont vu qu’il faudrait posséder une propriété quelconque et payer une contribution d’un marc d’argent pour pouvoir être député à l’Assemblée nationale ? Voilà donc l’aristocratie des riches consacrée par un décret national… D’un seul mot on prive les deux tiers de la nation de la faculté de représenter la nation, en sorte que ces deux tiers sont invités à se préférer à la patrie, à faillir et à se jouer de l’opinion publique. Les fonctions civiles dans les Assemblées primaires et secondaires ne peuvent être des échelons pour parvenir à être représentant de la nation, et ces fonctions, quoique honorables en elles-mêmes, se trouvent dépouillées de leur plus grand charme pour tous ceux qui ne payent pas une contribution d’un marc d’argent.

« Il n’existe point dès la naissance de la Constitution un lien assez fort pour réunir toutes les volontés privées à un même but. Il ne se formera donc point d’esprit public et le patriotisme expirera dans son berceau. On rira peut-être de ma prédiction, mais avant dix ans cet article nous ramènera sous le joug du despotisme, ou il causera une révolution qui aura pour objet les lois agraires… Quoi ! l’auteur du contrat social, quoique domicilié depuis vingt ans n’aurait pas été éligible ?

« Quoi ! nos plus dignes députés actuels ne seront pas éligibles ?

« Quoi ! cette précieuse portion de citoyens qui ne doit qu’à la médiocrité ses talents, son amour pour l’étude, pour les recherches profondes ne sera pas éligible ? »

Et après un long développement sur ce thème, il conclut : « Quoique cette loi ait à peu près tous les inconvénients, sans avoir absolument rien d’utile qui les compense, il sera difficile qu’elle soit revue dans les législatures suivantes composées de députés au marc d’argent, elles ne consentiront point à ruiner leur propre aristocratie, c’est beaucoup si le marc ne grossit pas de session en session et s’il n’établit pas une oligarchie complète à la place de l’aristocratie féodale. »

Très bien, mais, comme on voit, ces protestations n’étaient ni démocratiques, ni populaires : en somme, pour employer le mot en usage sous Louis-Philippe, Lostalot et Desmoulins se bornent à demander l’adjonction « des capacités » : c’est la bourgeoisie « intellectuelle » qui veut sa place à côté de la bourgeoisie possédante. Chez Lostalot, pas plus que chez Camille Desmoulins je ne trouve, contre la limitation du droit de vote, aucune protesta-