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HISTOIRE SOCIALISTE

tayers, des sabotiers, des ouvriers de village qui donneront le signal du grand soulèvement vendéen. La bourgeoisie avait donc raison de redouter que le prolétariat le plus pauvre, ou qu’une partie tout au moins de ce prolétariat, fût par dépendance et inconscience un instrument de contre-révolution. Et ce n’est pas seulement comme classe propriétaire, c’est aussi comme classe révolutionnaire qu’elle se défiait de cette foule obscure. Sans doute, ces deux craintes se mêlaient en son esprit : elle redoutait que le prolétariat anarchique ébranlât la propriété ; elle redoutait que le prolétariat servile compromît la Révolution. Et ce serait s’exposer à une grave erreur que de donner à la pensée bourgeoise, à l’égard des prolétaires, une précision de calcul qu’en 1789 elle n’avait point.

Enfin, la Révolution ayant été préparée par la philosophie du xviiie siècle, « par le progrès des lumières », les révolutionnaires n’avaient point la pensée d’associer directement à leur œuvre cette partie du peuple qui "était en pleine ignorance.

Voilà sans doute les raisons maîtresses qui décidèrent la Constituante à distinguer des citoyens actifs et des citoyens passifs. Et si l’on songe que quelques mois auparavant, quand les États-Généraux n’étaient pas convoqués encore, la nation était sans droit et sans voix, si l’on songe que même dans les élections aux États-Généraux les trois cent mille privilégiés du clergé et de la noblesse avaient eu autant de représentants que toute la nation et que celle-ci avait été ainsi frappée partiellement de passivité, la Constituante, au moment où elle abolissait la distinction des ordres et confondait les nobles et les prêtres dans la masse des électeurs et appelait au vote quatre millions d’hommes, pouvait se figurer qu’elle y appelait en effet toute la nation. Aussi bien, le peuple ne tenait pas assez, à ce moment, au droit de vote, pour imposer à la bourgeoisie révolutionnaire le suffrage universel.

Nous verrons bientôt combien peu, parmi les électeurs actifs, prirent part aux divers scrutins dans l’année 1790. Bien mieux, même après le 10 août, même quand le suffrage universel fut institué pour les élections à la Convention, un cinquième à peine des électeurs prit part au vote.

Il n’y avait donc pas, dès 1789 et 1790, un courant populaire qui pût emporter les hésitations des révolutionnaires bourgeois. Si, après le 10 août, le suffrage universel s’imposa, ce n’est point parce que le peuple réclamait plus énergiquement le droit de suffrage : c’est parce que sa participation révolutionnaire aux journées du 20 juin et du 10 août faisait de lui une force décisive et qu’il était tout naturel de transformer cette force réelle en force légale.

D’ailleurs, pour la guerre nationale qu’elle entreprenait, la Révolution avait besoin de soulever, de passionner tous les éléments du pays, et elle les associait directement à la souveraineté pour les associer directement à la bataille.