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HISTOIRE SOCIALISTE

et même de simples salariés les portes de la cité. C’est plutôt, si je puis dire, le sous-prolétariat d’alors que le prolétariat même qui était écarté.

Il me semble qu’on peut expliquer cette attitude de la constituante par trois raisons principales. D’abord, il n’est pas douteux que la bourgeoisie, sans avoir précisément une terreur de classe, éprouvait quelque malaise devant les foules misérables.

Elle ne suivait point Malouet qui, dès les premiers mois de la Révolution, voulait fonder le parti conservateur bourgeois, le parti de la propriété ; mais elle n’admettait volontiers à la confection des lois et au choix des législateurs, que les hommes établis qui payaient un chiffre « respectable » de contributions.

Elle allait, dans son esprit démocratique, jusqu’à l’artisan ; elle allait plus difficilement au manouvrier, au salarié sans fortes racines sociales. C’est sur une base assez large et compacte de bourgeois, de petits bourgeois, d’artisans, d’ouvriers aisés et de petits propriétaires paysans qu’elle voulait appuyer l’ordre nouveau. Elle croyait concilier ainsi l’égalité et les garanties élémentaires de la paix sociale.

En second lieu, les bourgeois révolutionnaires avaient en effet quelque raison de redouter que les pauvres fussent une clientèle électorale toute prête pour les nobles et les moines, pour les riches gentilshommes et les riches abbés. Turgot, dans son administration si équitable, si réformatrice, si humaine du Limousin, s’était heurté plus d’une fois à la résistance des prolétaires ignorants et dépendants, ameutés par les privilégiés. Et dans le projet qu’il a publié pour la formation d’administrations municipales électives, il dit expressément que s’il exclut du vote les plus pauvres, c’est parce qu’ils sont aux mains des seigneurs et qu’ils empêcheraient tout progrès. Turgot était sincère, et je crois que sa pensée agissait sur plus d’un constituant.

En Bretagne, tandis que la bourgeoisie industrielle, les légistes, les étudiants, luttaient avec une admirable vigueur révolutionnaire, les nobles mobilisaient leurs valets, leurs manouvriers, toute une domesticité servile, tout un prolétariat misérable qui se distinguait mal de la domesticité, tous les mendiants de village qui achetaient d’une patenôtre récitée au seuil du château un morceau de pain noir, et qui allaient ensuite jouer du gourdin contre les jeunes bourgeois de Nantes ou de Rennes.

C’est par les mains « des prolétaires » que le sang révolutionnaire breton avait coulé. Volney, dans son journal La Sentinelle du Peuple, avait parlé en termes admirables de ces forces populaires, asservies et menées au combat contre la Révolution libératrice :

« Nous sommes obligés de tirer sur vous, mais pour vous délivrer, comme pour délivrer les captifs emmenés par les corsaires, on est obligé d’envoyer des boulets au navire qui les porte. »

Et nous verrons bientôt que ce sont des hommes du peuple, des mé-