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HISTOIRE SOCIALISTE

pliquer ce mouvement énorme, ce grossissement soudain. Oui, ils ont manqué de décision et de clairvoyance en n’offrant pas d’emblée les sacrifices pécuniaires qui auraient rétabli le budget de la monarchie.

Mais il faut bien le dire : ils sentaient très bien que par les concessions financières ils ne désarmeraient pas la Révolution naissante : dès les premiers jours elle voulait autre chose, et une fermentation étrange était en son âme : une lueur de rêve et d’audace était en ses yeux.

Encore une fois d’où venait cette effervescence extraordinaire et quelle force nouvelle émanant de la terre soulevait les esprits ? Ce n’est pas non plus la souffrance des paysans taxés par les droits féodaux ou dépouillés par le fisc qui créait ce déchaînement inconnu.

Après tout, si humiliés, si accablés qu’ils fussent ils avaient bien des fois, au cours de l’histoire monarchique, souffert plus cruellement encore : et durant les terribles famines du règne de Louis XIV ils avaient eu à peine la force d’essayer quelques courtes émeutes et de jeter de loin quelques pierres impuissantes ; puis les squelettes des pendus s’étaient desséchés aux branches des chênes, oubliés, raillés peut-être des paysans en haillons qui passaient le long du chemin. L’instinct de révolte paysanne avec ses brusques et courtes détentes ne suffit pas à soulever un monde.

D’où vient donc que cette fois, comme si un fluide magnétique avait soudain traversé leurs chaînes et électrisé leur âme, les paysans se dressaient en une sublime commotion ? Et d’où vient aussi qu’après quelques tâtonnements et quelques compromis la Révolution n’a pas tourné court ? où les États-Généraux ont-ils trouvé la force de durer et de vouloir ?

Après tout, l’aventure pouvait très bien se dénouer par quelque arrangement bâtard, par quelques sacrifices provisoires des privilégiés, et par un peu de banqueroute. Soumises à ce régime d’arbitraire, d’irrégularité, de désordre, les nations qui ont de grandes réserves vitales ne meurent pas en un jour ni en un siècle ; et la France pouvait descendre lentement au rang d’une Espagne sans que de trop violents soubresauts d’agonie avertissent la royauté et les peuples.

Quel est le merveilleux aiguillon qui l’a sauvée de cette abdication paresseuse et quelle puissance de vie a soudain tout dramatisé, les événements et les hommes ?

Deux grandes forces à la fin du xviiie siècle, deux forces révolutionnaires ont passionné les esprits et les choses et multiplié par un coefficient formidable l’intensité des événements. Voici ces deux forces :

D’une part la nation française était arrivée à la maturité intellectuelle. D’autre part la bourgeoisie française était arrivée à la maturité sociale. La pensée française avait pris conscience de sa grandeur et elle voulait appliquer à la réalité toute entière, à la société comme à la nature, ses méthodes d’analyse et de déduction. La bourgeoisie française avait pris conscience de sa force, de sa richesse, de son droit, de ses chances presque indéfinies de développe-