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HISTOIRE SOCIALISTE

sociale. Il n’y a pas eu une phrase, même la plus vaine en apparence, qui n’ait été dictée par la réalité et qui ne porte témoignage de la nécessité historique. Et si M. Taine, dont l’œuvre révèle des ignorances presque incroyables, s’est aussi grossièrement mépris sur la Révolution, que devient sa théorie sur l’esprit classique et sur le vertige de l’abstraction ?

Mais ici encore il s’est trompé à fond. D’abord il a opposé à faux, par l’abstraction la plus arbitraire, la science et ce qu’il appelle l’esprit classique. De la science, telle qu’elle s’est développée au xviie et au xviiie siècle, il fait un magnifique éloge.

Elle a révélé à l’homme la structure de l’univers, son immensité, la loi des mondes qui s’y meuvent et s’y enchaînent. Elle lui a enseigné ce qu’était la terre, quelle en était la place, la forme, la dimension, quel en était le mouvement, quelle en était l’origine probable.

Elle a commencé, sous les yeux de l’homme, le classement des formes innombrables de la vie et elle a appris à l’homme lui-même, orgueilleusement isolé jusqu’ici, qu’il faisait partie de la longue série des êtres, qu’il était un bourgeon, le plus haut de l’arbre immense de la vie. Elle a essayé d’analyser les sociétés humaines, de surprendre le secret de la vie sociale, et elle a tenté de décomposer les phénomènes économiques, les idées de richesse, de rente, de valeur, de production.

Bref, du mouvement lointain de l’astre à peine perceptible dans le ciel profond, au battement des nouveaux métiers dans les manufactures, la science a essayé de tout comprendre et de tout développer en un ordre continu qui fût celui de la nature elle-même. Voilà ce qu’ont fait les savants du xviie et du xviiie siècle et cette éducation de l’esprit public par la science eût été admirable si, selon M. Taine, l’esprit classique n’avait habitué les Français à ne retenir de la réalité immense que quelques idées générales et sommaires, toutes prêtes aux combinaisons légères de la conversation ou aux combinaisons redoutables de l’utopie.

La science solide et droite s’est d’abord comme volatilisée dans les salons, puis déformée dans les assemblées et dans les clubs. De là les vanités et les égarements de la Révolution.

Mais par quelle anatomie décevante M. Taine a-t-il pu séparer la science moderne de l’esprit classique ? Ce sont deux forces liées et même confondues.

L’esprit classique consiste à analyser chaque idée, chaque fait en ses éléments essentiels, à éliminer ce qui est superficiel ou fortuit, et à disposer ensuite tous les éléments nécessaires dans l’ordre le plus naturel, le plus logique et le plus clair. Or cette méthode, cette habitude de simplification et d’enchaînement était nécessaire à l’esprit humain pour aborder la complexité infinie de la nature et de la vie, pour entreprendre la conquête scientifique de l’univers.