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HISTOIRE SOCIALISTE

Qu’on se figure l’esprit de l’homme sortant pour la première fois de la cosmogonie toute faite, de l’astronomie toute faite, de la physique toute faite, de l’histoire, de la morale, de la religion toutes faites que le moyen âge lui avait léguées.

Que fera-t-il et comment pourra-t-il, sans vertige et sans éblouissement, s’aventurer dans la réalité déconcertante et illimitée ?

Cherchera-t-il, comme au temps de la Renaissance, le mot de l’univers dans les livres de la sagesse antique ? Mais non : l’humanité latine et grecque a entrevu à peine une part de la réalité.

Le xvie siècle a pu s’enivrer du généreux esprit des temps anciens et se libérer ainsi de l’ascétisme intellectuel du moyen-âge. Mais cette ivresse de lecture et d’érudition ne laisse dans la tête humaine que des fumées et il faut regarder en face, d’un esprit ferme et droit, la réalité immense et enchevêtrée.

Secouons donc le fardeau de l’érudition et rompons la chaîne des traditions. Que l’esprit humain se recueille et s’isole pour interroger l’univers sans intermédiaire. Mais se laissera-t-il tenter au charme étrange du rêve ? Essaiera-t-il, comme Hamlet, de pénétrer le mystère du monde par de muets pressentiments, et de deviner, comme en un songe lucide, ces secrets du ciel et de la terre qui ont échappé à toute philosophie ? Piège et folie, ce n’est point par le rêve, c’est par l’expérience et la raison, par l’observation et la déduction que l’homme maîtrisera l’univers. Mais quoi ! et s’il faut aborder ainsi les choses et les êtres, comment ne pas se perdre dans le détail innombrable et fuyant ? C’est la méthode qui nous sauvera.

En tout ordre de questions, en tout ordre de faits, il faudra tenter de dégager l’idée la plus générale ; il faudra chercher le concept le plus large et le plus simple sous lequel nous pourrons grouper le plus possible d’êtres et d’objets, et nous essaierons de proche en proche d’élargir sur le monde notre filet.

Voilà la méthode d’invention et de pénétration de la science : et elle se confond avec la méthode d’expression et de démonstration de la pensée classique. Je cherche en vain comment on pourrait les dissocier, et c’est par un jeu d’esprit enfantin, c’est par une de ces distinctions factices où se complaisait sa pensée toute verbale que Taine a pu les opposer l’une à l’autre.

C’est selon cette méthode que Newton par une abstraction sublime a rapproché la chute des corps à la surface de notre planète, de la chute des astres gravitant les uns vers les autres. C’est selon cette méthode que Linné a classé, en prenant pour caractère fondamental l’organe sexuel, l’infinie variété des plantes. C’est selon cette méthode que Hauy a étudié les cristaux en les ordonnant d’après leurs formes géométriques. C’est selon cette méthode que Buffon et Laplace ont ramené tous les astres au type premier de la nébuleuse