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HISTOIRE SOCIALISTE


« On avait vu, après la bataille de Culloden, les républiques de Suisse et de Hollande régénérer par leurs fonds la banque d’Angleterre, pour prévenir une banqueroute qui eût englouti leur fortune. Mais, ni le patriotisme ni les calculs de nos plus opulents marchands d’argent n’ont pu les amener à de si sages sacrifices, et ils ont intercepté, sans effroi, la circulation du numéraire dans tout le royaume. La conduite des agioteurs nous paraissait inexplicable, quand la motion de M. l’évêque d’Autun a tout à coup dévoilé leur dessein. La haine du clergé était leur grande spéculation ; ils attendaient cette riche proie qu’on leur préparait en silence. Déjà ils dévoraient en idée nos propriétés qu’ils se partageaient dans leurs projets de conquête ; ils attendaient que la vente des biens de l’Église fît monter au pair tous les effets publics et augmentât subitement leur fortune d’un quart, tandis que nous offrions tous le quart de nos revenus. Cette régénération du papier au profit des agioteurs et des étrangers, ce scandaleux triomphe de l’agiotage étaient le bienfait qu’ils briguaient auprès des représentants de la nation.

« Les juifs venaient à leur suite avec leurs trésors pour les échanger contre des acquisitions territoriales. Ils achèvent de démasquer la conspiration en vous demandant, Messieurs, dans ce moment même un état civil, afin de confisquer à la fois le titre de citoyen et les biens de l’Église. Nous n’étions occupés que du soin de consolider la fortune des propriétaires de papier, tandis qu’ils méditaient secrètement notre ruine. Le grand complot a enfin éclaté, et je ne fais ici que vous en rappeler la marche ténébreuse. Secondez, Messieurs, une conjuration si patriotique. Livrez les ministres du culte, vos pasteurs, vos parents, vos compatriotes à cette horde d’agioteurs et d’étrangers. »

En vérité, il y a presque autant de candeur que de rouerie dans ces reproches de l’abbé Maury aux capitalistes. Il ne leur pardonne pas de n’avoir pas souscrit un nouvel emprunt qui aurait aggravé le péril de la banqueroute ; il ne pardonne pas aux bourgeois de Genève et d’Amsterdam de n’avoir pas aventuré leurs fonds pour préserver le clergé de l’expropriation révolutionnaire.

Dire à tous les financiers, à tous les prêteurs, à tous les capitalistes, à tous les juifs de l’univers : « Prêtez et prêtez encore, au risque d’accroître par des prêts nouveaux l’impossibilité du remboursement, et sauvez ainsi le domaine foncier du clergé de France », puis injurier cette « horde d’agioteurs et d’étrangers » parce que, plus soucieuse de son propre intérêt que de celui des évêques, des bénéficiers et des moines, elle refuse tout prêt nouveau et oblige ainsi la France révolutionnaire à saisir les biens d’Église, gage des créanciers de l’État et de la Révolution elle-même, c’est de l’innocence affectée où il entre beaucoup de cynisme.

Il n’est pas douteux que, dès le début de la Révolution, la classe financière et rentière avait entrevu dans les biens de l’Église le moyen de salut, et qu’elle manœuvrait pour donner à la Révolution le courage des actes décisifs ;