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HISTOIRE SOCIALISTE

le temps de travailler, d’étudier : heureusement nous avions « des avances d’idées ». Oui, avances d’idées et avances de faits. Jamais têtes pensantes ne furent mieux approvisionnées, et M. Taine, qui semble ignorer cet immense travail de documentation du xviiie siècle, se moque de nous quand il réduit l’esprit classique à l’art d’ordonner noblement de pauvres idées abstraites.

Mais toute cette vaste information et toute cette philosophie généreuse du xviiie siècle auraient été vaines s’il n’y avait eu une nouvelle classe sociale intéressée à un grand changement et capable de le produire.

Cette classe sociale, c’est la bourgeoisie, et ici on ne peut que s’étonner encore de l’extraordinaire frivolité de M. Taine. Dans les chapitres consacrés par lui « à la structure de la société » sous l’ancien régime, il néglige tout simplement d’étudier et même de mentionner la classe bourgeoise. À peine note-t-il au passage que beaucoup de nobles ruinés avaient vendu leurs terres à des bourgeois. Mais nulle part il ne s’occupe de la croissance économique de la bourgeoisie depuis deux siècles.

Il semble n’avoir vu, dans le mouvement bourgeois, qu’un accès de vanité ou une sotte griserie philosophique. Le bourgeois de petite ville a souffert dans son amour-propre des dédains du noble. Il a lu Jean-Jacques et il s’est fait jacobin : voilà toute la Révolution. M. Taine ne soupçonne même pas l’immense développement d’intérêts qui a imposé à la bourgeoisie son rôle révolutionnaire et qui lui a donné la force de le remplir.

Il raisonne comme si de pures théories philosophiques pouvaient affoler et soulever tout un peuple. Et s’il juge que les thèses des philosophes sont abstraites, que la pensée classique est vide, c’est qu’il ne voit pas les solides intérêts de la bourgeoisie grandissante, qui sont le fondement et la substance des théories des penseurs. Ce prétendu « réaliste » s’est borné à lire les livres philosophiques. Il n’a pas vu la vie elle-même ; il a ignoré l’immense effort de production, de travail, d’épargne, de progrès industriel et commercial qui a conduit la bourgeoisie à être une puissance de premier ordre et qui l’a contrainte à prendre la direction d’une société où ses intérêts tenaient déjà tant de place et pouvaient courir tant de risques. Vraiment il a trop manqué à M. Taine d’avoir lu Marx, ou même d’avoir médité un peu Augustin Thierry.

De quels éléments, de quels intérêts, dans les années qui ont précédé la Révolution était formée la classe bourgeoise ? Au sommet il y avait ce qu’on peut appeler la haute bourgeoisie capitaliste et financière. Elle comprenait surtout les fermiers-généraux, les grands fournisseurs des armées, les principaux porteurs d’actions des Compagnies privilégiées comme la Compagnie des Indes ou de la Caisse d’Escompte.

L’État aujourd’hui perçoit directement les impôts, par la régie. Sous l’ancien régime il les affermait, et il constituait ainsi une oligarchie de fermiers-généraux extrêmement riche et puissante. C’est par millions et même par