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HISTOIRE SOCIALISTE

cision et colère toutes les superstitions, toutes les tyrannies, tous les privilèges qui s’opposaient au libre essor de la pensée, à l’expansion du travail, à la dignité de la personne.

Elle avait besoin, pour ce combat, d’une langue rapide, sobre et forte : elle rejetait les surcharges de sensation, les curiosités verbales, le pittoresque systématique que M. Taine voudrait lui imposer : alerte, passionnée, elle lançait en tout sens des traits de lumière et elle dénonçait toutes les institutions présentes comme contraires à la nature et à la raison.

Comment aurait-elle brisé ce vieux monde suranné et bigarré, si elle n’avait pas fait appel à de hautes idées simples ? Était-ce en discutant, comme un procédurier de village, chacun des droits féodaux, chacune des prétentions ecclésiastiques, chacun des actes royaux que la pensée classique pouvait arracher la France à toutes les servitudes et à toutes les routines ? Il fallait un effort d’ensemble ; il fallait une haute lumière, un ardent appel à l’humanité, à la nature, à la raison.

Mais ce culte nécessaire des idées générales n’excluait nullement, dans la pensée classique, la connaissance exacte et profonde des faits, la curiosité du détail. Et là est la seconde erreur de M. Taine. Il n’a pas vu tout ce qu’enveloppait de richesses, de faits et de sensations la belle forme classique.

Je n’ai pas le temps de discuter le jugement superficiel qu’il porte sur la littérature, du xviie siècle : mais comment contester l’immense effort du xviiie siècle pour se documenter ? Dans l’ordre historique et social, c’est le siècle des mémoires. Et dans l’ordre économique et technique, que d’études, que d’efforts ! L’Académie des sciences a publié un magnifique recueil de tous les procédés industriels et des inventions nouvelles. Sur la question du blé, des subsistances, les mémoires et les livres abondent, précis, minutieux, soutenus de statistiques et de chiffres. Les économistes ne se bornent pas à formuler leurs théories générales. Dans leur recueil des Éphémérides, ils notent au jour le jour les variations des prix, les approvisionnements, l’état du marché. Sur le régime féodal, sur les moyens pratiques et pacifiques d’abolir les droits féodaux par un système de rachat, les livres et les opuscules se multiplient. Dans le dernier tiers du siècle, les sociétés royales d’agriculture publient les mémoires les plus substantiels. Les inspecteurs des manufactures adressent au gouvernement des rapports que l’Office moderne du travail ne désavouerait pas, et nous emprunterons bientôt à ceux de Roland de la Platière, rédigés cinq ans avant la Révolution, les documents les plus précieux et les plus minutieux sur l’état de l’industrie, la forme de la production et la condition des salariés.

Jamais siècle ne fut plus attentif que le xviiie siècle au détail de la vie, au jeu exact de tous les mécanismes sociaux : et jamais Révolution ne fut préparée par une étude plus sérieuse, par une documentation plus riche. Mirabeau s’écriait un jour à la Constituante : Maintenant nous n’avons plus