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HISTOIRE SOCIALISTE

sans doute le besoin d’un cœur sensible et humain, le vœu de tout homme qui pense, mais elle est le devoir strict et indispensable de tout homme qui n’est pas lui-même dans l’état de pauvreté ; devoir qui ne doit point être avili ni par le nom, ni par le caractère de l’aumône, enfin elle est pour la société une dette inviolable et sacrée. »

Certes, Avenel aurait eu le droit de rappeler que la bourgeoisie, une fois installée au pouvoir et tout le long du dix-neuvième siècle, n’a pas été fidèle à cette haute pensée, à ce sublime engagement. Oui, il est vrai qu’à l’heure où elle saisissait, pour payer les créanciers, pour sauver les rentiers de la banqueroute, l’immense domaine de l’Église, la bourgeoisie révolutionnaire pensa, avec une sorte de trouble profond de conscience, au peuple qu’elle ne pouvait doter, et elle proclama comme une dette sacrée de la société nouvelle le droit de tout homme à vivre.

Mais qu’est devenu ce droit à la vie dans une société où tant d’êtres humains succombent encore à l’excès des privations ? Qu’est devenu le droit au travail dans une société où le chômage condamne à la misère tant d’hommes de bonne volonté ? Oui, le prolétariat a le droit, après plus d’un siècle, de constater la terrible disproportion entre l’œuvre accomplie par la société bourgeoise et le solennel engagement pris par la bourgeoisie révolutionnaire. Il y a là au profit des dépossédés un titre historique et social que nous ne laisserons point périmer.

Mais s’imaginer que la Révolution aurait payé sa dette en restituant aux familles pauvres un milliard de biens nationaux, c’est enfantin. Ces terres, à qui Avenel eût-il voulu qu’on les donnât ? A des travailleurs de la campagne ? à des journaliers ? à des métayers ? Mais on aurait pu doter tout au plus cent mille familles, qui auraient été séparées bientôt par l’égoïsme étroit de la propriété paysanne de l’immense multitude des pauvres. Ou peut-être beaucoup de ces nouveaux propriétaires, sans avance suffisante, n’auraient pas tardé à succomber. Fallait-il distribuer ces terres aux ouvriers sans travail des villes ? Avenel semble le dire, puisqu’il considère comme un scandale que les ouvriers licenciés des ateliers de Montmartre n’aient pas reçu un peu du domaine national. Avenel oublie que les premiers ateliers de Montmartre les plus importants étaient fermés bien avant que les biens de l’Église fussent mis en vente. Mais surtout croit-il qu’il était possible de ramener ainsi, artificiellement, au travail des champs les hommes que l’énorme mouvement économique de la fin du XVIIIe siècle et la croissance de l’industrie avaient peu à peu poussés vers les villes ?

Diminuer la population industrielle ouvrière, arrêter ainsi ou ralentir l’essor de l’industrie, refouler vers les campagnes la force des prolétaires, c’était aller contre le progrès économique, c’était compromettre les chances d’avènement du socialisme. La Révolution faisait beaucoup plus pour les ouvriers sans ouvrage lorsqu’elle saisissait et livrait à la bourgeoisie démolisseuse