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HISTOIRE SOCIALISTE

conditions de paiement : la terre acquise par eux n’a pas figuré de nouveau aux enchères.

En second lieu, cet achat des terres par les paysans est à peu près continu. Il est visible dans les listes que j’ai citées qu’il y a deux grands moments d’achat : l’année 1791 et l’an III. Cela tient à ce que l’ensemble du domaine ecclésiastique fut mis en vente dès la fin de 1790 et que les biens considérables de l’ordre de Malte, dans le Gard, furent mis en vente seulement à la fin de l’an II. De là des crises d’achats : mais dans l’intervalle les achats ne s’arrêtèrent pas : ils se continuent en 1792, en 1793, en l’an II. Et notez que pour ne pas mêler les questions et anticiper sur les décision révolutionnaires, je ne parle ici que du domaine de l’Église. Mais, comme nous le verrons bientôt, les biens des émigrés furent mis en vente et c’est en l’an II surtout que se firent les achats : les paysans en acquirent beaucoup.

Ainsi il y a un mouvement ininterrompu : presque chaque jour, pendant ces années extraordinaires, un gros bloc de la propriété de l’Église ou de la propriété des nobles, passe à la bourgeoisie : presque chaque jour une parcelle de la terre d’Église ou du domaine noble passe aux paysans : c’est le travail profond de la Révolution qui s’accomplit.

Et si l’on ajoute à cette vente du domaine foncier la vente, beaucoup moins importante, il est vrai, à tous égards, du mobilier d’Église, on conclura qu’un grand nombre de citoyens étaient, si je puis dire, compromis dans la Révolution.

Dans les ventes du mobilier figure, en un merveilleux pêle-mêle de brocanteur, à côté des autels, des tableaux de piété, des balustrades, des chaires à prêcher, des pupitres, des prie-Dieu, la batterie de cuisine des moines.

Pour la Sarthe par exemple, couvent des Cordeliers, en octobre 1791 : Deux crémaillères adjugées à Portier, de Saint-Julien, pour 2 livres ; une rôtissoire, adjugée à Gilodon pour 8 livres ; deux broches à rôtir, adjugées à Gilodon pour 2 livres 12 sols ; deux poêles à frire, adjugées à Pommerais pour 2 livres 11 sols ; deux casseroles de cuivre, adjugées à Janvier fils, de Saint-Julien, pour 5 livres 2 sols ; une poissonnière en cuivre, adjugée à Bruneau, de Saint-Julien, pour 5 livres 11 sols.

Un pot à lapin, adjugé à Ghaumier, de Saint-Julien, pour 18 livres ; un pot à lièvre, adjugé à Guillotin Louis pour 1 livre 4 sols ; un gril, un soufflet, un couperet, adjugés à la femme Jouye, pour 3 livres 10 sols.

J’imagine que l’hôtelier jovial qui avait acheté la rôtissoire des moines tenait à ses hôtes et clients de gaulois propos ; et la pauvre femme qui avait le gril et le soufflet des Cordeliers était, elle aussi, avec son petit bagage, embarquée dans la Révolution. Ne serait-elle pas taxée tout au moins d’indifférence, et de complaisance aux « spoliations » si les moines revenaient en force ?