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Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/546

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HISTOIRE SOCIALISTE

nous soyons chrétiens et vous ne voulez pas l’être… Le caractère de la vérité, c’est son triomphe sur les cœurs et les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices. »

Turgot écrit :

« Le Roi doit dire aux protestants : « Je gémis et je dois gémir de vous voir séparés de l’unité, la persuasion où je suis que la vérité ne se trouve que dans le sens de l’Église catholique et la tendresse que j’ai pour vous ne me permettent pas de voir votre sort sans douleur. Mais quoique vous soyez dans l’erreur, je ne vous en parlerai pas moins comme aux enfants sages, soumis aux lois ; continuez d’être utiles à l’État dont vous êtes membres et vous trouverez en moi la même protection que mes autres sujets. Mon apostolat est de vous rendre tous heureux »…

« Il doit dire aux évêques : Personne ne respecte plus que moi votre voix ; je suis soumis à vos décisions ; je n’aurai d’autre foi que la vôtre ! mais jamais je ne me mêlerai des affaires de la religion. Si les lois de l’Église devenaient celles de l’État, je mettrais la main à l’encensoir ; et je n’ai aucun droit pour exiger de mes sujets qu’ils pensent comme moi. Employez vos exemples, vos exhortations pour les convertir ; mais ne comptez pas sur mon autorité… Je ne prêterai point des armes temporelles à l’autorité spirituelle ».

Là-dessus M. Robinet triomphe, et il écrit : « On ne pouvait dire plus clairement ni mieux faire saisir, il nous semble, la légitimité, le devoir, l’urgence qu’il y avait, dès ce moment, à séparer l’Église de l’État », et il accable la Constituante qui au lieu de suivre le prétendu conseil de Turgot a « asservi l’Église à l’État ». Je crois que jamais l’esprit de système le plus étroit n’a conduit à de plus étranges aberrations et à une plus évidente méprise sur le sens lumineux des textes. Tous les philosophes demandaient à l’État de n’être pas persécuteur ; tous lui demandent de ne pas imposer par la force la religion catholique. Aucun n’a exprimé ou même entrevu l’idée que l’État devait rompre tout lien avec l’Église. Cette idée surgira bientôt de l’expérience révolutionnaire, mais en 1789 et 1790, elle n’est pas née. Et non seulement, la philosophie du xviiie siècle ne contient, en dehors des principes de tolérance, aucun mot d’ordre immédiat, aucune formule pratique que puissent appliquer les Constituants. Mais elle ne leur trace même pas un plan général de conduite à l’égard du christianisme. Elle ne les incline pas à désirer et à préparer, même prudemment, la disparition de l’habitude chrétienne. Seul peut-être Diderot, avec sa foi expansive et familière dans la science, avec son panthéisme naturaliste où Dieu apparaît à la fois comme la fermentation des forces de la nature et comme le terme lointain de l’évolution des choses (Dieu se fait, disait Diderot : Deus est in fieri), seul le grand encyclopédiste communiquait peut-être aux esprits le désir d’en finir, à fond et pour tous les hommes, avec la religion chrétienne