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HISTOIRE SOCIALISTE

dans la sphère de la petite industrie urbaine et du petit et moyen commerce que le régime corporatif fonctionnait sérieusement, et avec plus d’élasticité encore que la lettre des règlements ne semble le comporter. D’ailleurs, même en cette région moyenne, paisible et réglée, l’esprit entreprenant du capitalisme pénétrait : Savary des Bruslons écrit dans la première moitié du xviiie siècle :
« Le premier principe du commerce est la concurrence.

« Il n’est aucune exception à cette règle, pas même dans les communautés où il se présente de grandes entreprises. Dans ces circonstances, les petites fortunes se réunissent pour former un capital considérable ». Les marchands ou les maîtres de métiers inscrits dans une corporation déterminée s’associaient, à l’occasion, et en dehors de leurs opérations accoutumées, pour des entreprises plus vastes ; et rien ne démontre que l’objet de ces entreprises ne différait que par l’étendue de leur négoce familier ou de leur fabrication ordinaire.

Ainsi le souple régime des sociétés, au sens moderne du mot, pénétrait dans la vie même des corporations pour la diversifier et l’étendre. Ce régime sur lequel il est statué déjà dans le Code de commerce de 1675 est très varié dès le xviie siècle. Il comprend quatre types principaux de sociétés commerciales : et il en est déjà deux, la société en commandite et la société anonyme, qui ouvrent les voies au capitalisme. « La société en commandite, dit le Dictionnaire de Savary, est très utile à l’État et au public, d’autant que toutes sortes de personne, même les nobles et gens de robe, peuvent la contracter pour faire valoir leur argent à l’avantage du public et que ceux qui n’ont pas de fonds pour entreprendre un négoce rencontrent dans celles-ci les moyens de s’établir dans le monde et faire valoir leur industrie. »

Comme on voit, la commandite abaisse si bien toutes les barrières que même des personnes entièrement étrangères au commerce et à l’industrie peuvent, par ces procédés, participer à la vie économique. C’est l’antipode du système corporatif. Savary ajoute : « La société anonyme est celle qui se fait sans aucun nom mais dont tous les associés travaillent chacun en leur particulier sans que le public soit informé de leur société ; et ils se rendent ensuite compte les uns aux autres des profits et des pertes qu’ils ont faits dans leur négociation ». Combinez la société anonyme avec la société par actions, et vous aurez la société anonyme par actions, le grand instrument du capitalisme moderne.

Or, la société anonyme par actions appelant n’importe qui à la participation de l’entreprise, est la négation absolue du système corporatif qui ne permet qu’à des personnes déterminées, sous des conditions déterminées, une activité déterminée. Au xviiie siècle de puissantes sociétés par actions commençaient à se fonder. Dans les années mêmes qui précédèrent la Révolution, la grande Compagnie des Eaux de Paris provoqua des mouvements de spéculation très vifs autour de ses actions. Elle s’était chargée de conduire l’eau de la Seine