Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
47
HISTOIRE SOCIALISTE

dans les 25,000 maisons de Paris et ses actions étaient très répandues. Très certainement, des marchands des corporations en avaient acquis : il serait très surprenant par exemple que les très riches membres de la corporation des drapiers fussent restés étrangers à tout ce mouvement des capitaux.

Ainsi, dans le dernier quart du xviiie siècle le régime économique est extrêmement complexe. Les corporations, un moment abolies par le fameux édit de Turgot de 1775. ont été rétablies, et quoiqu’elles se remettent mal du coup qui leur a été porté, elles se défendent encore avec une âpreté extraordinaire. Et, en face de ce système corporatif se meuvent les formes subtiles et variées du capitalisme moderne. Bien mieux, la subtilité et l’activité capitalistes pénètrent à l’intérieur même des corporations et en préparent la dissolution prochaine.

Il y avait dès lors une expansion et aussi une organisation capitalistes : les cadres où la bourgeoisie de Louis-Philippe installera sa puissance sont préparés dès le xviiie siècle. La bourgeoisie n’est pas seulement une force d’épargne et de sagesse : elle est une force conquérante et audacieuse qui a révolutionné en partie le système de la production et des échanges avant de révolutionner le système politique. M. Taine n’a même pas soupçonné les problèmes essentiels : il n’a même pas discerné le courant profond de la vie économique et il ne s’est pas demandé un instant comment, avec le système restrictif des corporations, la bourgeoisie avait pu grandir en richesse et en audace. Il a préféré attribuer la Révolution française à la grammaire de Vaugelas qui, en appauvrissant le vocabulaire français, a condamné notre pays aux idées abstraites et aux utopies.

L’Angleterre du xviiie siècle nous montre avec éclat que le régime corporatif peut assez longtemps coexister dans un pays avec les formes les plus hardies du capitalisme moderne. Je lis encore dans ce Dictionnaire du commerce de Savary dont lord Chesterfield recommandait si instamment l’étude à son fils : « En Angleterre les privilèges des communautés (des corporations) forment une partie de la liberté politique. Ces corporations s’appellent mistery, nom qui convient assez à leur esprit. Partout il s’y est introduit des abus. »

En effet les communautés ont des vues particulières qui sont presque toujours opposées au bien général et aux vues des législateurs. La première et la plus dangereuse est celle qui oppose des barrières à l’industrie en multipliant les frais et les formalités de réception. Jean de Witt a écrit : « Le gain assuré des métiers ou des marchands les rend insolents et paresseux pendant qu’ils excluent des gens fort habiles. » Mais ce qui est à retenir, c’est que malgré les abus des corporations ou plutôt malgré le système corporatif lui-même, la Hollande du xviie siècle et l’Angleterre du xviiie étaient parvenues à un développement économique prodigieux. La Hollande était l’entrepositaire et la banquière de l’univers.

Quant à l’Angleterre du xviiie siècle, elle a conquis un empire colonial