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HISTOIRE SOCIALISTE

En ce sens, on peut dire que dès 1789, la grande île de Saint-Domingue fut comme une Vendée bourgeoise, capitaliste et esclavagiste. La division des intérêts et des esprits y était extrême comme en témoigne la lettre d’un colon du 1er décembre 1789 (citée par M. Léon Deschamps) :

« Nous avons, écrit-il, établi des comités dans les districts ; nous avons des électeurs à Port-au-Prince, pour tâcher d’établir un comité colonial et faire porter toutes nos doléances à l’Assemblée coloniale de ce chef-lieu. Mais il n’y a pas d’harmonie ; l’intérêt particulier s’élève contre l’intérêt général ; le Nord contre l’Ouest et le Midi… Au Petit-Goaves, Ferrand de Baudières, ancien sénéchal de cette juridiction, a été tué comme convaincu d’avoir voulu donner des moyens aux gens de couleur. À Petite-Rivière, un notaire a failli être tué pour avoir libellé une requête pour les gens de couleur, car ils demandaient l’égalité civile et politique. Nous tâchons d’empêcher les mauvais petits blancs, qui se sont incroyablement augmentés depuis quelques années, de semer ces erreurs et les apôtres de la philanthropie d’établir leurs dogmes pernicieux. Y parviendrons-nous ? Nous sommes si divisés… »

Mais malgré ces divisions, châtiment naturel de l’égoïsme et du particularisme, les colons surent s’entendre sur quelques directions essentielles : d’abord, ils nommèrent des Assemblées coloniales, et seuls, les propriétaires blancs furent électeurs et éligibles : les mulâtres libres furent écartés comme les noirs. En même temps, sous prétexte de secouer le joug de l’ancien régime, mais en réalité, pour se constituer à l’état de quasi autonomie, ces Assemblées refusèrent de reconnaître l’autorité du gouverneur. En outre, rompant le pacte colonial qui les attachait à la métropole, elles abolirent ce qu’on appelait « l’exclusif métropolitain » c’est-à-dire le privilège qu’avait la métropole d’approvisionner ses colonies et elles ouvrirent les ports au commerce de toutes les nations, tout en continuant de jouir de leurs importations privilégiées dans la métropole. Enfin, elles organisèrent une véritable terreur contre ceux qui osaient parler de l’abolition de l’esclavage. Elles firent mettre à mort un nommé Dubois, coupable de demander la liberté des noirs et de prêcher « un nouvel évangile de la propriété ». Si ces tentatives monstrueusement égoïstes avaient abouti, une oligarchie de grands propriétaires blancs aurait exercé sur les colonies une absolue souveraineté, politique et économique.

Elle aurait disposé seule, du pouvoir électoral et législatif : elle aurait comprimé et écarté « les mauvais petits blancs », c’est-à-dire les modestes colons, les petits propriétaires, les artisans, les petits marchands blancs, toute cette démocratie coloniale naissante : les grands colons auraient terrorisé et déporté les petits blancs en les accusant de se faire les complices des hommes de couleur. Les mulâtres, privés de tous droits politiques et accablés de mépris auraient été, en fait, à peu près confondus avec les esclaves : et sur ceux-ci, le joug se serait appesanti d’autant plus que quelques vagues prédi-