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HISTOIRE SOCIALISTE

cations abolitionnistes auraient surexcité la défiance et la colère des propriétaires blancs.

En même temps, les colons auraient acheté librement à tous les pays du monde, s’assurant ainsi le bon marché des produits acquis par eux : et forts de leur puissance de tradition et d’habitude, ils auraient continué à être les fournisseurs exclusifs des maisons de France qui raffinaient le sucre. Voilà le régime, que, dès les premiers jours, les colons de Saint-Domingue organisèrent, et les députés des colonies à l’Assemblée nationale n’avaient d’autre mandat que de défendre, contre toute attaque, ce système d’autonomie rapace, d’égoïsme et d’oligarchie. Au besoin, ils menaçaient d’une rupture, si l’on prétendait imposer aux colonies un autre régime. L’embarras de la bourgeoisie révolutionnaire fut grand. Il y avait contradiction entre les principes qu’elle affirmait en France et ses intérêts de classe aux colonies. En France, cette contradiction n’existait pas. La bourgeoisie révolutionnaire pouvait, sans compromettre ses intérêts économiques et son développement industriel appeler quatre millions de citoyens au vote. Elle aurait même pu sans péril pour sa primauté économique appeler au vote d’emblée, tous les citoyens, comme elle le fera en 1792. Les ouvriers des manufactures, quoique citoyens, continuaient à fournir leur travail, à alimenter de plus-value la force naissante du capital. Ainsi la Déclaration des droits de l’homme, même largement et démocratiquement appliquée ne contrariait pas les intérêts de classe les plus substantiels de la bourgeoisie révolutionnaire. Elle les servait au contraire, en aidant la bourgeoisie à dissoudre l’ancien régime, à briser les entraves corporatives et féodales et à assurer son contrôle souverain sur toutes les affaires du pays. Mais l’abolition de l’esclavage, c’est-à-dire du seul mode de travail en grand connu depuis des siècles aux colonies n’allait-elle pas ruiner les planteurs, les grands propriétaires coloniaux ? N’allait-elle pas ruiner les riches familles de la métropole qui avaient de grands intérêts aux colonies ? N’était-elle pas un désastre pour les commerçants de Bordeaux, de Nantes, de Marseille qui échangeaient tant de produits aux colonies ? Que deviendraient les raffineurs des grands ports s’ils n’avaient plus le sucre de Saint-Domingue ? Que deviendraient ces bons négriers, ces bons révolutionnaires de Nantes et de Bordeaux, qui gagnaient des millions à transporter jusqu’à 35 000 noirs des côtes de Guinée aux Antilles ? La bourgeoisie révolutionnaire recula devant la clameur des grands intérêts soulevés et non seulement elle ne décréta pas l’abolition de l’esclavage ; mais elle n’étudia pas les mesures de transition qui auraient pu la faciliter.

Il y avait bien un parti abolitionniste, une société des amis des noirs dont faisaient partie Brissot et Mirabeau. Pétion, prononça à la tribune, en décembre 1789, un discours admirable sur les tortures des pauvres noirs transportés dans des cales étouffantes : et je crois que jamais tableau plus pathétique ne fut offert à une assemblée.