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HISTOIRE SOCIALISTE

nassent le change et dénaturassent cette association fraternelle en viciant son principe, et la fissent tourner contre vous en la changeant en une association militaire dans laquelle ils faisaient entrer les légions nombreuses de vos ennemis. » Ainsi, à l’heure même où les citoyens parlaient de fédération universelle et de fusion, Marat veut que le peuple forme un camp séparé, comme une nation distincte…

Le 8 mai 1791, il donne à sa pensée une formule très nette : « Faudra-t-il donc le répéter sans cesse : N’attendez rien des bonnes dispositions des fonctionnaires publics (élus par les citoyens actifs) : ils seront toujours des agents du despotisme, d’autant plus dangereux qu’ils sont en grand nombre : N’attendez rien non plus des hommes riches et opulents, des hommes élevés dans la mollesse et les plaisirs, des hommes cupides qui n’aiment que l’or : ce n’est pas avec de vieux esclaves qu’on fait les citoyens libres. Il n’y a donc que les cultivateurs, les petits marchands, les artisans et les ouvriers, les manœuvres et les prolétaires, comme les appelle la richesse insolente, qui pourront former un peuple libre, impatient du joug de l’oppression et toujours prêt à le rompre. Mais ce peuple n’est pas instruit, rien n’est même plus difficile que de l’instruire : la chose est même impossible aujourd’hui que mille plumes scélérates ne travaillent qu’à l’égarer pour le remettre aux fers ».

Ainsi Marat rêve d’opposer au parlement, aux aristocrates qui combattent la Révolution, ou aux riches bourgeois qui selon lui, la compromettent et la trahissent, une classe populaire formée du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Ou même il semble concevoir un peuple qui ne comprendrait que ces éléments. Comme au point de vue social, ces idées sont confuses ! Car si Marat élimine les chefs des grandes manufactures, les grands marchands et les chefs du crédit, par qui leurs fonctions économiques seront-elles exercées ? Communiste, Marat aurait répondu qu’elles le seraient par la communauté. Mais Marat n’était point communiste : il n’avait même du communisme aucune idée. Veut-il rétrograder jusqu’à la production parcellaire, jusqu’à la petite industrie, et à l’échange borné et local ? C’est sa tendance : mais il n’ose le dire nettement. Ainsi il n’a pas de terrain économique solide, de conception ferme à offrir au peuple qu’il convoque. C’est seulement à une œuvre politique qu’il le convie : et le contraste est curieux entre l’acuité de l’instinct de classe de Marat et l’impuissance où il se débat. Comme Babœuf, ainsi mesuré sur Marat, apparaîtra génial et grand ! Il y a là pourtant un premier rudiment de conscience prolétarienne.

D’ailleurs, Marat reconnaît que c’est à défaut de la bourgeoisie aisée, plus naturellement destinée à ce rôle, que la classe populaire est appelée par lui à sauver la Révolution. Il écrit le 25 août 1791 :

« La robe, la mitre et la finance, auraient dû sentir que l’opinion publique étant soulevée contre elles et leur destruction entrant dans les vues du gouvernement, elles n’avaient rien de mieux à faire que de se décider pour le