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HISTOIRE SOCIALISTE


« Or il suffit d’abolir toute juridiction des jurandes, toute charge de maîtrise, et tout droit de saisie, en laissant à chaque maître avoué celui de dénoncer aux tribunaux les ouvriers en contravention. Pour faire fleurir les arts, il fallait assujettir les élèves à un apprentissage rigoureux de six à sept ans. Pour ne pas retenir toute la vie dans l’indigence les ouvriers, il fallait mettre un prix honnête à leur travail et les forcer à une bonne conduite, en donnant au bout de trois ans les moyens de s’établir pour son compte à tous ceux qui se seraient distingués par leur habileté et leur sagesse : avec la simple réserve que celui qui ne prendrait pas femme la première année de sa maîtrise, serait tenu au bout de dix ans de remettre à la caisse publique les avances qu’elle lui aurait faites. »

« Récompenser les talents et la conduite, est le seul moyen de faire fleurir la société. C’est le vœu de la nature que les ignorants soient guidés par les hommes instruits, et les hommes sans mœurs par les honnêtes gens, les ouvriers sans talents et sans conduite ne devraient donc jamais devenir maîtres. On ne remédie pas au défaut d’aptitude : mais on se corrige des incartades ; or, il est dans la règle que des écarts de conduite soient punis : il suffira pour leur punition que chaque rechute retarde de six mois l’avance gratuite des moyens d’établissement. »

Quel étrange amalgame d’idées et où la tendance réactionnaire domine ! D’une part Marat se préoccupe des ouvriers parce qu’il veut leur assurer à tous un minimum de salaire, ce qu’il appelle le salaire honnête, et qu’il veut, au moyen des ressources de l’État, permettre de s’établir à leur compte à tous ceux qui auront fait preuve d’habileté et de moralité.

D’autre part, il les met en tutelle, ne leur permet pas de s’établir quand ils veulent et les soumet à une sorte de censure morale qui va presque jusqu’à l’institution du mariage obligatoire. Mais surtout quelle prodigieuse méconnaissance du mouvement économique qui s’accélérait depuis un demi-siècle ! Certes, Marat entrevoit les conséquences fâcheuses de la concurrence illimitée : et il les exagère singulièrement : car il est faux que le nouveau système de production ait aboli l’habileté technique des ouvriers : il l’a simplement transformée : et Marat ne paraît pas soupçonner d’ailleurs la révolution de bien-être qu’amènera la production intense d’objets à bon marché. Mais il commet la méprise la plus extraordinaire quand il s’imagine que l’abolition des jurandes et des maîtrises va supprimer les manufactures. Il croit qu’il suffira aux ouvriers, pour s’établir à leur compte, d’en avoir le droit.

Il ne soupçonne pas, ce que pourtant Adam Smith avait déjà démontré, ce que démontrait d’ailleurs tous les jours le système grandissant des manufactures, que la division du travail dans les grands ateliers était une condition du bon marché ; et que dès lors la recherche du bon marché serait favorable à la grande industrie. Concevoir l’abolition des entraves corporatives qui allait donner un grand élan au capitalisme industriel comme le morcellement indé-