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HISTOIRE SOCIALISTE

fini de l’industrie et comme la suppression du salariat est un des contre-sens historiques les plus décidés. Et jamais « le prophète » ne fut plus cruellement en défaut. Mais comment la politique ouvrière et prolétarienne de Marat aurait-elle pu avoir consistance, puisque lui-même ne pressentait pas l’extension prochaine du prolétariat ?

Bien loin de prévoir que le régime de la concurrence illimitée transformera beaucoup de petits patrons, de petits producteurs indépendants en prolétaires, il s’imagine (et avec terreur) que tous les prolétaires vont être transformés en maîtres, en patrons.

Marat aimait peu les ateliers publics où la municipalité employait les ouvriers sans ouvrage. Comme il détestait la municipalité, qui nommait les chefs et surveillants de travaux, tout le système lui était suspect. De plus il prétendait que les ouvriers ainsi embrigadés, recrutés dans toutes les régions de la France, sans lien entre eux et sans esprit public, étaient des instruments aux mains des intrigants de la Cour. Il croit même avoir découvert le 7 avril 1791 un grand complot du Club monarchique qui aurait eu pour agents d’exécution les ouvriers des ateliers publics. « Leur dernière trame qui vient d’être dévoilée, consistait à animer le peuple contre le peuple et à faire égorger les amis de la liberté par les mains mêmes des pauvres qu’ils nourrissent. Cet horrible complot avait été préparé à loisir.

« Depuis longtemps, les ministres et leurs agents dans les provinces avaient attiré dans la capitale une foule d’indigents, le rebut de l’armée et l’écume de toutes les villes du royaume. Bailly en avait rempli les ateliers dont il avait repoussé les citoyens que la révolution avait réduits à la misère, et qu’elle laissait sans pain : il avait donné l’administration de ces ateliers à des municipaux, comme lui vendus à la Cour, et la direction des travaux à des agents de l’ancienne police, chargés de gagner tous les ouvriers et de renvoyer ceux sur lesquels on ne pouvait compter.

« Une foule de mouchards, répandus parmi eux, ne tarissaient pas sur les éloges du roi, de la reine, de Bailly, de Mottié (Lafayette) et des principaux conspirateurs ; ils présentaient tout ami de la liberté comme un rebelle, et notaient ceux qui ne se laissaient pas égarer. Pour mieux les endoctriner, une multitude de gardes du corps n’avaient pas rougi de se mettre à la tête des ateliers et des bandes d’ouvriers en qualité de piqueurs ; tandis qu’une foule d’autres gens sans cesse à la découverte des hommes adroits et déterminés les attiraient dans le complot et leur remettaient de grosses sommes pour faire de nouvelles recrues. »

Cette mauvaise humeur de Marat contre les ateliers publics de Paris témoigne qu’à ce moment sa campagne violente contre l’Assemblée nationale qu’il accusait de pactiser avec la Cour ne portait pas. La classe ouvrière, troublée parfois par la peur des complots contre-révolutionnaires que Marat signalait sans cesse, émue aussi des cris de pitié sincère que lui arrachait sa