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HISTOIRE SOCIALISTE

moyens d’attirer le public, rassuré sur le bon emploi de ses capitaux : et au cas où quelques-uns des ouvriers, ainsi remis sans façon par la Ville à l’entrepreneur, s’aviseraient de rappeler l’ancienne discipline municipale plus complaisante ou plus relâchée, on indiquait d’avance avec l’autorité de Marat lui-même, que si les chefs d’atelier municipaux avaient été complaisants pour la paresse des ouvriers, c’était pour les gagner au grand complot du club monarchique et de la municipalité traîtresse. Ainsi, il n’était pas jusqu’aux haines et aux défiances de Marat, qui ne fussent pour ainsi dire mises en action par ce capitaliste génial : et son chef-d’œuvre est d’avoir inséré dans le journal de l’ami du peuple, sous le patronage et avec l’estampille de Marat, un des prospectus financiers les plus audacieux qu’ait vus depuis un siècle, la société bourgeoise.

Mais quelle inexpérience cela suppose chez Marat, chez les prolétaires qui commençaient à tendre l’oreille à ses propos, et dans quelles ténèbres ou tout au moins dans quelles limbes, voisines de la pleine nuit, se mouvait encore la pensée prolétarienne !

La sincérité même de Marat, son désir certain de soulager les souffrances des plus pauvres et de relever leur condition, rendent plus significatives ces pitoyables méprises. Il est vrai que sa haine contre les municipaux, aidait beaucoup à l’aveugler. Quelques jours après il était durement détrompé par un de ses correspondants et, tout ahuri, il s’empressait d’insérer dans son numéro du 3 juin, la lettre : « — A l’ami du peuple. — Ne vous en laissez pas imposer par les beaux discours, mon cher Marat ; la plupart du temps, ce ne sont que de petits intrigants qui cherchent à faire leur main-levée, tout en paraissant les apôtres de la vérité. Le but de celui qui vous a fait passer l’article sur le canal de Brulé, inséré dans votre numéro 471, pourrait bien être de faire accorder à l’entrepreneur 15 000 livres par jour pour en faire l’ouverture. Je ne veux point l’inculper : mais si vous connaissiez la clique infernale qui est à la tête de cette entreprise, vous verriez que ce serait remettre le sort des indigents dans les mains de nouveaux fripons et qu’il serait difficile d’en trouver de plus effrontés. Je ne vous dirai rien de Brulé : il est reconnu digne d’être à leur tête : cent procès qu’il a aujourd’hui avec les ingénieurs qui ont fait le nivellement, les dessins, les devis, ne prouvent que trop qu’il ne cherche qu’à faire des dupes. Après Brûlé, vient le fameux Mangouri de Rennes en Bretagne où il est connu pour ses gentillesses d’escroc : … Je lui ai entendu dire il y a trois semaines tout ce que M. Bacon s’est chargé d’écrire en faveur de Brûlé, dans l’extrait que vous en avez donné… »

Marat, assez penaud toutes les fois que son infaillibilité était mise en échec répondit en quelques mots : « Je ne connais M. Bacon que par ses écrits où il se montre homme de goût et philanthrope : au demeurant je n’ai jamais songé à recommander l’entreprise de Brûlé, dont je ne connaissais par les menées.