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HISTOIRE SOCIALISTE

Si j’ai parlé de son projet, c’est uniquement pour faire ressortir le vice de l’entreprise municipale des travaux publics ».

Marat avait patronné quelques mois auparavant un projet assez curieux parce qu’il peut être considéré, par avance, comme le germe, comme la toute première idée de la coopérative ouvrière de production. Mais ici encore, quelle disproportion entre le projet recommandé et la solennité du ton de Marat ! Voici le sommaire de son numéro du lundi 28 mars 1791 :

Moyen simple et facile d’assurer la subsistance pendant plusieurs années à dix mille infortunés qui manquent de pain dans la capitale, et cela, sans prendre un sol dans le trésor public. — Avantages que l’exécution de ce projet procurerait à l’État. — Vains prétextes et manœuvres des administrateurs municipaux pour le faire échouer.

Et écoutez le début de son article : on dirait un vent de tempête révolutionnaire qui va emporter tous les riches, tous les exploiteurs du prolétariat : et tout cela aboutit à une sorte de combinaison de travail et d’assistance pour quelques milliers d’hommes : très souvent, depuis quelques années des écrivains ont pris pour un commencement de socialisme cette violence vaine des phrases. Mais écoutons Marat :

« C’est m’acquitter d’un devoir sacré et cher à mon âme que de plaider aujourd’hui la cause des indigents, de ces ouvriers qui forment la plus saine, la plus utile portion du peuple et sans lesquels la Société ne saurait subsister un seul jour, de ces citoyens précieux, sur lesquels pèsent toutes les charges de l’État et qui ne jouissent d’aucun de ses avantages ; de ces infortunés qui regardent le fripon qui s’engraisse de leurs sueurs et que repousse avec cruauté le concessionnaire qui boit leur sang dans des coupes d’or ; de ces infortunés qui au milieu de la mollesse du luxe et des délices dont jouit à leurs yeux l’homme puissant qui les opprime, n’ont en partage que le travail, la misère et la faim. Dieu des armées, si jamais je désirais un instant pouvoir me saisir de ton glaive ce ne serait que pour rétablir à leur égard les saintes lois de la nature, que tous les princes de la terre foulent aux pieds et que nos pères conscrits eux-mêmes, ont violées sans pitié, sans pudeur ».

Vaine violence ai-je dit, pour marquer qu’au fond de ces paroles il n’y a aucune conception sociale précise, aucune idée neuve et substantielle de la propriété : mais ces appels ardents et réitérés, commençaient sans doute à émouvoir plus d’une fibre : c’est une douleur obscure qui crie avant de parler et de penser, comme il convient à l’enfance du prolétariat : et Marat s’empresse en vain avec des gestes de théâtre, pour apaiser cette misère ; mais du moins l’a-t-il entendue dans le fracas de la Révolution bourgeoise, à travers les hymnes des fêtes fraternelles et les grands mots optimistes. Qu’une part au moins de ses haines mauvaises soit pardonnée à cet homme pour ses cris de pitié et de colère qui s’élèvent stridents dans l’aube mystérieuse et incertaine de la Révolution !