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HISTOIRE SOCIALISTE

la bourgeoisie a su toujours imposer le respect de la dette publique et un certain contrôle des finances, nécessaire à son autorité. Et si la liberté politique et la souveraineté nationale ne s’étaient pas abîmées dans le despotisme impérial, si la Révolution au lieu d’osciller pendant un siècle de la démocratie militaire à l’oligarchie bourgeoise et orléaniste était restée une démocratie républicaine, les rapports essentiels des classes et la structure profonde de la propriété capitaliste n’auraient pas été modifiés : mais il y aurait eu un frein à l’égoïsme de la bourgeoisie, une limite à l’exploitation des ouvriers ; et la lutte nécessaire entre une bourgeoisie forcément plus généreuse et un prolétariat plus éclairé et plus libre aurait abouti plus sûrement et plus noblement à une société nouvelle, à une forme nouvelle de propriété. Le cœur s’emplit de tristesse lorsqu’on rencontre, dès 1791, un commencement de pensée prolétarienne, quand ci voit dès ce moment l’esprit humain en quête de combinaisons variées pour adoucir les conditions des prolétaires, et quand on songe à ce qu’auraient pu donner tous ces germes dans le développement régulier d’une démocratie libre.

Nous ne pouvons pas nous consoler en nous disant que les effroyables souffrances de la classe ouvrière pendant le siècle qui vient de s’écouler étaient inévitables et qu’elles ont été la condition d’un ordre nouveau. Non, non : beaucoup de ces souffrances ont été inutiles. Le capitalisme aurait été aussi puissant et aussi fécond, et les conditions économiques du communisme auraient été aussi pleinement réalisées si les travailleurs avaient pu, grâce à la démocratie et à la République, se défendre au moins contre les inutiles excès de la classe possédante.

Que jamais la tentation ne vienne aux prolétaires de compter sur le seul jeu du mécanisme économique ou de s’exagérer le fatalisme de l’organisation des classes, au point de méconnaître et de négliger toutes les ressources d’action que leur offrent la démocratie et la liberté. Mais, ai-je besoin de dire encore une fois que le projet social de Marat ne m’intéresse point par sa valeur intrinsèque, mais comme symptôme du travail social, du travail prolétarien, qui obscurément commençait dans les esprits à la faveur de la liberté nouvelle ?

« Hier, raconte un correspondant de Marat, dans le numéro du 25 mars 1791, je me trouvais dans la boutique du patriote Garin : un ouvrier achète un pain et présente un coupon d’assignats de 4 livres 10 sols. On fait dix boutiques pour le changer ; enfin on apporte de la petite monnaie parmi lesquelles se trouvent plusieurs pièces fausses. Affligé de la peine à changer ces petits effets, l’infortuné s’écrie le cœur gros de soupir : « Comment pouvons-nous vivre dans un pays où nous sommes abandonnés par ceux qui devraient nous soutenir ? » Puis, il ajouta en essuyant une larme : « Mais doucement, ils prennent notre patience pour de la peur ; nous sommes vingt mille ouvriers dans Paris, tous forts et vigoureux, qui mettrons fin