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HISTOIRE SOCIALISTE

de la terre ; car plus il y aurait de cultivateurs, moins il y aurait de journaliers, le prix de leurs journées augmenterait donc nécessairement. D’un autre côté, plus il y aurait de cultivateurs, plus il y aurait de concurrence dans la vente des denrées. D’ailleurs, les habitants des campagnes assurés de leur propre subsistance, se trouveraient intéressés à la plus grande valeur de leur excédent, alors la liberté du commerce du grain s’établirait d’elle-même ».

Et Marat, tout en réglementant ainsi l’exploitation rurale, songe si peu à détruire le droit de propriété, et à demander ou l’appropriation nationale ou le partage des terres, qu’il espère, par ce système, attirer et retenir dans la campagne les riches propriétaires : « Bientôt la commodité de la réunion des terres, le genre des jardins-paysages, le goût des véritables jouissances de la nature et le spectacle des campagnes heureuses ne manqueraient pas d’y ramener l’abondance avec leurs riches possesseurs. Bientôt on verrait des hommes éclairés ne pas dédaigner de mettre la main à la charrue, et par la réunion des lumières de la théorie et de la pratique, étendre indéfiniment les progrès de l’agriculture… »

Voilà les idées sociales les plus hardies de l’année 1791 : grands propriétaires et petits fermiers. Cela n’eût même pas empêché l’accaparement des grains ; car ce sont évidemment de grands marchands qui auraient recueilli et concentré l’excédent de tous ces petits fermiers.

Il faut retenir cependant que Marat cherche un moyen d’élever le salaire des journaliers, des manouvriers. C’est par ces traits, c’est par cette sollicitude pour le pauvre, pour le prolétaire qu’il ne tarda point à apparaître comme « l’ami du peuple ». Et on ne peut faire l’histoire du prolétariat, interroger ses origines, surprendre ses premiers tressaillements et ses ébauches de pensée sous la Révolution bourgeoise si on néglige les conceptions de Marat, si enfantines qu’elles puissent nous sembler aujourd’hui à bien des égards. Mais c’est précisément ce caractère un peu enfantin qui leur donne leur vraie signification historique. Une partie des prolétaires en cinq années progressera de Marat à Babeuf : ainsi se mesure la prodigieuse influence éducatrice de la Révolution bourgeoise sur le prolétariat lui-même.

Mais c’est vers des objets plus immédiats que tend, en 1791, la classe ouvrière. Et d’abord il est certain que dès cette époque la classe ouvrière tendait beaucoup plus nettement qu’en 1789 et 1790 au suffrage universel. Il semble que l’heure de l’indifférence presque absolue est passée. Sans doute l’Assemblée résiste à toute extension du droit de suffrage. Mais il est visible qu’elle-même a le sentiment que la législation des citoyens actifs et des citoyens passifs a quelque chose d’arbitraire et d’instable.

En toute occasion, à l’occasion des contributions foncières, à l’occasion de la revision constitutionnelle, Robespierre revient à la charge : et chaque fois, c’est avec une insistance et une ampleur croissante qu’il demande le suffrage universel.