Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/614

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
604
HISTOIRE SOCIALISTE

marchands au détail, les boutiquiers, chez lesquels s’approvisionnaient les ouvriers. Quand un ouvrier leur achetait pour cinq livres de marchandises, s’il les payait en argent ou en monnaie de bronze, c’était bien : s’il les payait avec un assignat, le marchand ne demandait aucun complément, et il se contentait de l’assignat de cinq livres. En faisant avec ses clients une différence entre l’assignat et la monnaie métallique, il les aurait rebutés : comme le cours de l’assignat subissait de légères fluctuations quotidiennes, il y aurait eu incertitude perpétuelle sur le complément à verser : et le plus modeste comptoir de boulanger ou d’épicier serait devenu un banc d’agiotage. Le marchand préférait donc ne faire aucune différence entre la monnaie de papier et la monnaie de métal : il en était quitte pour hausser sa marchandise dans la proportion où cela était nécessaire pour le couvrir de la perte de six pour cent subie par les assignats. Comme une partie notable des paiements était faite en monnaie métallique, comme la Constituante, notamment, créa beaucoup de monnaie de bronze pour les petits achats populaires, la perte de six pour cent subie par l’assignat était bien loin de porter sur la totalité des opérations du marchand : or, si on la répartissait sur l’ensemble des opérations, elle ne s’élevait guère à plus de deux ou trois pour cent : et cette différence peu sensible, presque imperceptible dans la vente au détail, était plus que couverte par le bon marché résultant de l’abolition de l’octroi, de l’activité générale, et de la paix intérieure et extérieure.

D’ailleurs, et ceci est très important, le léger discrédit de l’assignat en 1791 semble tenir surtout à ce que l’assignat, moins divisé que la monnaie, était moins commode pour les échanges. C’est ce que dit expressément Rœderer dans la séance des Jacobins à laquelle je me suis déjà référé :

« La seule cause du désavantage que le papier éprouve contre de l’argent vient de ce que le papier n’est pas divisible à volonté. Rendez-le divisible et vous remédierez au mal. Dans ce moment où les manufactures sont dans la plus grande vigueur, il est certain que l’argent rentre en France. Mais alors il devient inutile si aux assignats de 5 livres vous n’en ajoutez de 10 sols pour les diviser. »

La pensée de Rœderer est que la monnaie de métal ne pourra s’échanger aisément contre les assignats, si les divisions de l’assignat ne concordent pas aux divisions de la monnaie de métal : donnez à l’assignat, pour les échanges, la même mobilité, la même divisibilité qu’à la monnaie et le pair s’établira.

Mais s’il était peu commode à un particulier d’avoir des assignats, s’il perdait du temps à se procurer la monnaie nécessaire pour les tout petits achats, cette gêne portait plutôt sur l’acheteur que sur le boutiquier : et ainsi le prix de la marchandise n’était point nécessairement haussé, même dans la proportion très modeste que j’indiquais plus haut.

Enfin, et ceci est décisif, dans les réclamations élevées par les ouvriers au sujet des salaires, ils n’allèguent jamais en 1791 qu’ils subissent une