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HISTOIRE SOCIALISTE

grouper ? et n’est-ce pas à l’État à intervenir au besoin dans le prix des marchandises et dans le taux des salaires ? Ne vaut-il pas mieux décourager par les rigueurs légales « les accapareurs », et favoriser ainsi la dissémination des capitaux, l’essor d’une classe moyenne où peu à peu viendraient se fondre les extrêmes ?

Voilà le rêve de beaucoup des hommes de ce temps : rêve puéril ! j’ajoute : rêve coupable ! car en fermant ainsi les yeux à la réalité déjà suffisamment nette, ils faisaient les jeu des habiles qui, eux, n’ignoraient pas l’antagonisme croissant de la bourgeoisie et du prolétariat et qui s’assuraient pour la lutte, par la loi Chapelier, un avantage décisif.

Mais par là, évidemment, et non par un calcul unanime de classe, s’explique l’absence de toute opposition à la loi si dangereuse et si étroitement bourgeoise du 14 juin 1791.

Ce qu’il y a de curieux, ce qui montre bien, que la pensée prolétarienne sortait à peine des limbes, c’est que les ouvriers, après le vote de la loi, cessèrent toute réclamation. Et non seulement ils n’osaient pas, comme nous l’avons vu, affirmer le droit de grève, mais même plus tard, quand l’exaltation croissante de la Révolution donna plus de pouvoir aux éléments populaires, même quand Chaumette, procureur de la commune de Paris, prononçait des discours terribles au nom des prolétaires, nul ne songe à réclamer contre la loi du 14 juin 1791. Même Babœuf n’a pas, que je sache, formulé une seule réclamation, une seule protestation à cet effet. Quand Marx dit que même sous le régime de la Terreur, ce code contre les ouvriers ne fut pas aboli, c’est vrai : mais il faut ajouter que même dans les journées où ils paraissaient faire la loi, les ouvriers n’ont jamais demandé l’abrogation de ce code. Leur pensée était ailleurs : ils s’accordaient avec la bourgeoisie révolutionnaire sur une idée, la toute-puissance de la loi, de l’État. Et l’essentiel pour eux n’était pas d’engager une lutte économique contre la force du capital : l’essentiel n’était pas de grouper les prolétaires pour résister, par la cessation concertée du travail, aux entrepreneurs : c’étaient là, pour les prolétaires de 93 et de 94, des moyens lents, des armes débiles. Il fallait se servir de la force de l’État, et de même que la bourgeoisie révolutionnaire en avait usé pour dompter les nobles, pour exproprier les émigrés et l’Église, il fallait en user pour assurer le bien-être du peuple par la loi souveraine et bienfaisante. Si les vivres sont trop chers, qu’on fasse la loi du maximum : s’il y a du chômage, que la commune et la nation assurent un salaire à tous les citoyens qui prendront part aux assemblées de section : et qu’ainsi l’emprunt forcé sur les riches nourrisse les prolétaires. S’il y a des industriels qui ne paient pas un salaire suffisant, qu’on les menace de les dénoncer comme aristocrates, et même, ainsi que firent plusieurs représentants en mission, de donner leurs manufactures à la nation qui fera travailler à des conditions plus honnêtes les ouvriers, amis de la Révolution. Au besoin, que