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HISTOIRE SOCIALISTE

qui, une fois fortune faite, rentraient dans leur pays, et l’or de Bordeaux se perdait au loin ; mais au xviiie siècle, c’est Bordeaux même qui est le centre de la fortune comme il est le centre des affaires : l’or ne s’échappe plus. Les grandes maisons de commerce prennent des proportions surprenantes, et on voit des hommes comme Bonnafé l’Heureux, qui, arrivé simple commis en 1740, possède, en 1791, une flotte de 30 navires et une fortune de 16 millions de livres.

Cette bourgeoisie éblouissante ne se heurtait pas à un prolétariat hostile. Nombreux étaient les ouvriers : ouvriers des constructions navales, des verreries, des faïenceries, des distilleries, des raffineries, des corderies, des clouteries, des tonnelleries. En 1789, on compte 500 ouvriers rien que dans les raffineries.

Mais c’était surtout dans les vastes combinaisons du négoce que les Bordelais avaient trouvé leur fortune, et ils n’avaient pas eu besoin de soumettre les ouvriers à une exploitation particulièrement dure. Sans doute même, sans que j’aie pu me procurer à cet effet des documents précis, la grande et soudaine activité des chantiers dans la deuxième partie du xviiie siècle avait-elle permis aux ouvriers d’élever leurs exigences et leurs salaires ; ils étaient employés, d’ailleurs, à des travaux difficiles qui exigeaient des connaissances techniques et une grande habileté. Partout les ouvriers des faïenceries, des verreries, ont un salaire supérieur à celui des autres corporations. Il est donc probable que la classe ouvrière bordelaise (si toutefois ce mot de classe n’est pas ici très prématuré) voyait sans colère et sans envie la magnifique croissance de la bourgeoisie marchande, qui embellissait la cité.

D’ailleurs, malgré le caractère oligarchique de son corps municipal qui se recrutait lui-même parmi les notables et principaux bourgeois, il ne semble pas que la gestion des intérêts de Bordeaux ait été trop égoïste ou trop maladroite. Pendant qu’à Lyon par exemple la dette s’élevait à 32 millions, à Bordeaux au moment de la Révolution elle n’était que de 4 millions. Le budget municipal qui était de 1900 mille francs était alimenté, jusqu’à concurrence de 900 000 francs par la ferme de l’octroi, et c’était une charge très lourde pour la population ouvrière : mais aussi plus de six cent mille livres étaient demandées aux trois sous par livre prélevés sur toute marchandise entrant au port de Bordeaux ; et cet impôt ne pesait pas sur la population. Ainsi entre la haute bourgeoisie bordelaise et le prolétariat, il n’y avait pas de conflit aigu : et la bourgeoisie de Bordeaux aura toute sa liberté d’esprit pour combattre l’ancien régime. Elle pourra frapper les prêtres, les nobles, le roi, sans avoir à se préoccuper sérieusement, à Bordeaux même, d’un mouvement prolétarien : Bordeaux restera fidèle aux Girondins jusqu’au 31 mai.

A Marseille, pendant le dix-septième et le dix-huitième siècle, même progression des affaires et de la richesse qu’à Bordeaux. Depuis que Louis XIV, en 1660, y était entré par la brèche et que les consuls avaient dû remettre