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HISTOIRE SOCIALISTE

à Mazarin comme trophée de victoire, leurs chaperons rouges à liséré blanc, la ville avait perdu ses franchises communales : et en fait, par l’intermédiaire d’un petit groupe de nobles et de notables bourgeois, banquiers ou marchands, elle était administrée par le Roi. Mais jusque dans cette centralisation d’ancien régime, elle gardait comme une puissance continue de vibration et d’agitation, une extraordinaire faculté d’enthousiasme et de colère. Pourtant, pendant les deux derniers siècles de l’ancien régime, c’est surtout dans les entreprises hardies du négoce, de la banque, de l’industrie, que Marseille dépense sa merveilleuse fougue.

Elle est en rapport d’affaires avec tout ce monde méditerranéen et oriental, traversé encore d’autant de corsaires que de marchands, et plus d’une fois son négoce ressemble à une bataille.

Une sorte d’imprévu guerrier mêlé à l’imprévu des affaires tient en éveil et en émoi les imaginations et les cœurs. Mais au travers des accidents et des aventures se développe un mouvement d’échanges continu et croissant. Les importations et exportations les plus considérables se faisaient à Smyrne, à Constantinople, à Salonique, à Alexandrie d’Égypte, à Alep. Des citoyens de Marseille comme Peyssonnel adressaient à leur ville les mémoires les plus minutieux sur le commerce du Levant, sur Constantinople, la Syrie, la Bulgarie, la Valachie. Entre Marseille et Tunis, Alger, le Maroc, les rapports étaient incessants.

Mais c’est surtout à partir de la paix d’Utrecht que Marseille, en un mouvement rapide, s’empare du commerce du Levant, et l’arrache aux Anglais. Ce sont les draps qui sont le fond des expéditions de Marseille dans le Levant, ou tout au moins, c’est un des principaux articles. Or dans le livre de Peyssonnel sur quelques branches du commerce et de la navigation, je relève que les pièces de drap envoyées dans le Levant s’élèvent de 10.700 en 1708 à 59.000 en 1750. La vente a quintuplé, refoulant les draps d’Angleterre, et on comprend très bien qu’à cette date de 1750, lord Chesterfield, dans le passage que nous avons déjà cité, signale à son fils les progrès économiques de la France dans le Levant. C’est par Marseille qu’ils s’accomplissaient.

Pour pouvoir exporter de grandes quantités d’étoffe, les négociants de Marseille avaient encouragé au début et même commandité les manufactures du Languedoc. Ils avaient aidé notamment les héritiers du sieur Varenne, qui avait fondé auprès de Carcassonne une des premières fabriques de drap.

De la Provence au Languedoc les communications étaient constantes ; et le lieu des intérêts était très étroit. Marseille tirait du Levant des laines excellentes, et les laines converties en drap par les manufactures languedociennes étaient réexpédiées dans le Levant. Cette vaste solidarité des intérêts de la bourgeoisie et cet enchevêtrement des rapports économiques expliquent, en bien des cas, l’ensemble et la soudaineté des mouvements de la France, dans la période révolutionnaire.