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HISTOIRE SOCIALISTE

Mais le négoce de Marseille avait suscité dans son propre sein des industries puissantes. Peu à peu, elle s’était mise à produire la plupart des objets que produisaient les peuples avec qui elle commerçait : elle condensait pour ainsi dire en sa propre vie toute la vie de la Méditerranée et de l’Orient. Le député Meynier, dans son rapport au Comité de Commerce de la Constituante a très bien marqué cette vie universelle de Marseille qui était comme un miroir ardent de l’activité du monde.

« Les habitants des quatre parties du monde, dit-il, y viennent trafiquer ; le pavillon de toutes les nations flotte dans son port et elle est le grenier de toutes nos provinces méridionales et de toute la Méditerranée. Indépendamment du commerce maritime, Marseille a des manufactures importantes. Elle a enlevé à Gênes la fabrication du savon qui est un objet en 19 à 20 millions ; elle a ôté à Livourne la mise en œuvre du corail ; les peaux qu’on y met en couleur et les maroquins qu’on y fabrique sont supérieurs à ceux de Barbarie, elle est parvenue à établir dans son sein des teintures et des manufactures de bonnets et d’étoffes qui ne se fabriquaient que dans le Levant et elle a vendu aux Orientaux eux-mêmes les produits d’une industrie dont elle a su les dépouiller. Toutes les années elle met en mer 1500 bâtiments. Sa navigation est la base des classes de la Méditerranée ; elle occupe plus de 80.000 ouvriers et ses échanges s’élèvent annuellement à la somme de 300 millions. »

Ce qui caractérise bien la puissance de Marseille au dix-huitième siècle et l’étendue de son génie, c’est qu’elle ne se laisse pas exclure par les ports de l’Océan, du commerce avec l’Amérique. Un règlement royal au commencement du siècle avait voulu l’enfermer dans le commerce de la Méditerranée et du Levant ; elle prouva sans peine qu’elle était devenue nécessaire à l’Amérique et par des lettres-patentes de 1719 elle fut décidément autorisée à porter son pavillon marchand dans l’Atlantique comme dans la Méditerranée.

Depuis lors elle ne cessa d’expédier aux colonies, en particulier à Saint-Domingue, de riches cargaisons. Elle leur envoyait notamment les vins de Provence qui y firent une sérieuse concurrence aux vins du Bordelais, surtout lorsqu’en 1780 Bergaste, négociant suisse établi à Marseille, eut inauguré l’usage des grands chaix où les vins recevaient diverses préparations qui leur permettaient les longs voyages. En ouvrant ainsi des débouchés lointains aux vins de la région, Marseille commandait la Provence comme par le vaste commerce des draps elle commandait le Languedoc. Sa puissance économique qui portait sur Constantinople et sur Saint-Domingue était aussi équilibrée qu’étendue. Sur les 300 millions d’échange dont parle dans son rapport le député Meynier, 150 millions représentent le mouvement des importations et des exportations : 150 millions représentent la production industrielle de Marseille même. Cette activité diverse et ample suscitait une bourgeoisie riche et fière.