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Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/671

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HISTOIRE SOCIALISTE

Nous pouvons, quoique d’une façon bien incomplète, suivre ces oscillations dans la correspondance et les notes du comte de Fersen. Ce jeune officier suédois avait été, avant la Révolution, présenté à la Cour et sa beauté avait produit sur Marie-Antoinette une vive impression. Le comte de Creutz écrivit le 10 avril 1779 une dépêche secrète à son maître Gustave III, roi de Suède, où il disait : « Je dois confier à Votre Majesté que le jeune comte de Fersen a été si bien vu de la reine que cela a donné des ombrages à plusieurs personnes. J’avoue que je ne puis m’empêcher de croire qu’elle avait du penchant pour lui ; j’en ai vu des indices trop sûrs pour en douter. Le jeune comte de Fersen a eu dans cette occasion une conduite admirable par sa modestie et par sa réserve, et surtout par le parti qu’il a pris d’aller en Amérique.

« En s’éloignant, il écartait tous les dangers ; mais il fallait évidemment une fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. La reine ne pouvait pas le quitter des yeux les derniers jours ; en le regardant ils étaient remplis de larmes.

« Je supplie V. M. d’en garder le secret pour elle et pour le sénateur Fersen. Lorsqu’on sut le départ du comte, tous les favoris en furent enchantés. La duchesse de Fitz-James lui dit : Quoi ! Monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête ? — Si j’en avais fait une, je ne l’abandonnerais pas, répondit-il ; je pars libre, et malheureusement sans laisser de regrets. — V. M. avouera que cette réponse était d’une sagesse et d’une prudence au-dessus de son âge. » (Papiers de Gustave III, archives d’Upsal).

De loin en loin Fersen revint en France, comme officier des régiments suédois qui y résidaient. Il était en garnison à Valenciennes à la fin de l’année 1789 quand le roi de Suède Gustave III le chargea d’aller à Paris, d’y rester auprès du roi de France, de lui remettre des lettres et d’établir des communications entre les deux souverains.

Gustave III qui se croyait le paladin de la monarchie absolue en Europe voulait surveiller de près les événements de France. Curieuses sont les nombreuses lettres écrites par de Fersen sur le mouvement de la Révolution ; au 6 octobre, il était dans le cortège du Roi et de la Reine quand ils furent conduits à Paris ; et sans doute la Reine revoyait avec un plaisir extrême l’homme qu’elle avait aimé, qu’elle aimait peut-être encore et qui était mis chevaleresquement à son service par un roi ami.

Le comte de Fersen ne tarda pas à devenir le confident le plus intime du Roi et de la Reine. Il l’annonce à son père, en février 1791, par une lettre très importante, car elle donne une valeur exceptionnelle à tous les renseignements qui nous viennent de Fersen : « Ma position est différente de celle de tout le monde. J’ai toujours été traité avec bonté et distinction dans ce pays-ci par les ministres et par le Roi et la Reine. Votre réputation et vos services ont été mon passeport et ma recommandation ; peut-être une