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HISTOIRE SOCIALISTE

mars qu’ils missent une armée à sa disposition. D’ailleurs que ferait cette armée ? et si le Roi était ramené presque exclusivement par des uniformes étrangers n’y aurait-il pas un soulèvement national ? Entre l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse les défiances étaient grandes et ils se surveillaient l’un l’autre, au lieu d’agir. Une lettre du 7 mars du comte de Fersen au roi Gustave de Suède traduisait à merveille cet état incertain et compliqué des esprits aux Tuileries. Il écrit à Taube, en une lettre chiffrée :

« Tout ce que j’ai mandé au roi (de Suède), comme des idées à moi, sur le départ du roi de France et de la reine de France, sur la manière d’opérer des changements ici et sur la nécessité de secours étrangers, est un plan qui existe et auquel je travaille ; tout le monde l’ignore, et il n’y a que quatre Français dans la confidence, dont moi seul hors du pays. Celui qui y est est sûr et n’est pas à Paris (C. de Bouillé).

« Je n’ai rien mandé là-dessus au Roi ; j’ai craint un peu son indiscrétion et cela demande le plus grand secret. Vous sentez combien cela est important et vous n’en ferez usage qu’autant que cela serait nécessaire pour qu’il ne croie pas qu’on veut tout abandonner et ne rien faire. Je laisse cela à votre prudence, vous pourrez lui dire qu’il vous semble par ce que je vous écris qu’il y a quelque plan et qu’on y travaille.

« Méfiez-vous surtout de tous les Français, même de ceux qui sont les mieux intentionnés. Ils sont d’une telle indiscrétion qu’ils gâteraient tout. S’ils savaient quelque chose, ils ne manqueraient pas d’en écrire sur le champ. Je pourrai peut-être dans quelque temps vous en écrire plus en détail. — M. le comte d’Artois et le prince de Condé ne sont pour rien dans ce plan. »

Ainsi, le plan est dessiné dans ses grands traits dès cette époque : c’est vers Bouillé et son armée que le roi ira : il fera appel à l’étranger, mais se livrera le moins possible aux émigrés indiscrets et importuns : et les princes haïs de la Reine ne seraient même pas dans le secret.

Au roi de Suède, le comte de Fersen, sans entrer dans le détail du projet de fuite, expose la situation générale : et c’est ainsi à coup sûr qu’elle apparaissait au Roi, à la Reine surtout. Par là ses lettres ont une haute valeur historique ;

« Sire, Votre Majesté est sans doute trop au courant des opérations de l’Assemblée nationale et de ses décisions, pour qu’il soit nécessaire de l’en entretenir encore. Les quatre partis qui la divisent, c’est-à-dire les aristocrates royalistes, les 89 (révolutionnaires modérés), les monarchistes (groupe de Malouet) et les Jacobins, se détestent tous également, et sont tous également à détester.

« Les premiers, avec de bonnes intentions, ne font que des sottises par leur emportement et un zèle mal entendu, qui ne veut pas se laisser guider ; ce sont eux qui ont commencé cette révolution, et ce n’est que la perte de leurs fortunes et de leur existence qui les a ramenés au roi. Les principes