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HISTOIRE SOCIALISTE

enthousiasme ; voilà la nuée d’intrigue et de corruption d’où jaillissaient les grands éclairs. »

Une sorte de nuit morale se serait faite un moment sur la patrie, et c’est du choc en retour des foudres révolutionnaires que l’ironie royale aurait pu foudroyer la Révolution. Non, non, il n’était donné à aucun homme, si grand qu’il fût, de lutter contre le destin et d’arracher la vieille monarchie à ses instincts rétrogrades : il n’était donné à aucun homme de lui communiquer une âme révolutionnaire, et pour l’avoir essayé, pour avoir préparé d’impossibles amalgames comme un alchimiste acharné à ses fourneaux, le grand tribun, devenu presque un conspirateur, s’exposait à la terrible solidarité des trahisons royales. Cette douleur et cette honte lui furent épargnées : la mort souveraine le couvrit de son manteau.

Mirabeau est le seul grand homme de la Révolution qui n’ait point péri sur l’échafaud ; sa mort eut ainsi une grandeur plus intellectuelle. Devant les têtes coupées de Vergniaud, de Madame Roland, de Danton, de Robespierre, un horrible frisson paralyse la pensée. Mirabeau vit approcher la mort, et il la regarda en face, sans faiblesse et sans jactance, en se recueillant dans sa gloire. Matérialiste et athée, il ne se laissait aller à aucun rêve mystique : c’est dans l’éclatante lumière du xviiie siècle que sa pensée s’endormit. Il sentait bien que la combinaison de démocratie et de monarchie qu’il avait voulue avait quelque chose de paradoxal et que son génie seul l’aurait pu fonder ; mais il savait aussi que la nature inépuisable susciterait d’autres formes de vie, d’autres arrangements sociaux et il faisait crédit à l’univers. Peut-être aussi une lassitude secrète de l’œuvre contradictoire et surhumaine où il s’épuisait depuis deux ans, lui rendit la mort plus facile. Il recommanda qu’on publiât un jour sa correspondance avec la Cour : « Ce sera là, dit-il, ma défense et ma gloire. » Et comment pourrait-on accuser de trahison et de bassesse l’homme qui, avant de mourir, lègue à la postérité tout son secret ? Avec quelle émotion, écrivait Camille Desmoulins le lendemain de la mort, j’ai contemplé cette tête puissante « ce superbe magasin d’idées démeublé par la mort ! »

L’Assemblée, Paris, la Révolution elle-même lui firent de splendides funérailles : mais sa mémoire n’entrait pas encore dans le repos, elle sera secouée par tous les orages de la Révolution ; le grand tribun s’était si profondément uni à elle que, même mort, il sera présent en elle, tour à tour exalté et maudit, jamais oublié.

Cependant la Cour continuait ses négociations et ses préparatifs de fuite, et la juste défiance du peuple s’exaspérait. Le 18 avril, le roi voulut aller à Saint-Cloud. Le peuple était très irrité du dessein attribué au Roi de faire ses Pâques avec un prêtre réfractaire, et de plus il pensait que de Saint-Cloud le roi essaierait de fuir. Les sentiments populaires sont admirablement saisis dans le mémoire du comte de Fersen au baron de Taube. « A onze heures