Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/695

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
685
HISTOIRE SOCIALISTE

et demie, le Roi fut à la messe ; M. Bailly était venu auparavant le prévenir que son départ occasionnerait du mouvement et que le peuple paraissait vouloir s’y opposer. Le Roi lui répondit qu’il avait décrété la liberté pour tout le monde d’aller où il voudrait, et qu’il serait bien extraordinaire qu’il fût le seul homme qui ne pût jouir de celle d’aller à deux lieues prendre l’air, et qu’il était décidé à partir. Il descendit avec la Reine, Madame Élisabeth, les enfants et Madame de Tourzel, et comme les voitures n’avaient pu entrer dans la cour des Princes, il voulut, aller les chercher dans le Carrousel. Sur ce qu’on lui dit qu’il y avait une foule énorme, il s’arrêta dans le milieu de la cour des Princes, et la Reine lui proposa de monter dans la voiture qui était entrée dans la cour, quoiqu’elle ne fût qu’une berline. Ils y montèrent tous six, et lorsque les chevaux furent à la porte, les gardes nationaux refusèrent de l’ouvrir et de laisser partir le Roi.

« En vain, M. de Lafayette leur parla et leur prouva qu’il n’y avait que des ennemis de la Constitution qui pussent se conduire ainsi, qu’en gênant la volonté du Roi, on lui donnait l’air d’un prisonnier et qu’on annulait ainsi tous les décrets qu’il avait sanctionnés. On ne lui répondit que par des invectives et des assurances qu’on ne laisserait pas partir le Roi. On se servit contre le Roi des termes les plus injurieux : qu’il était un foutu aristocrate, un bougre d’aristocrate, un gros cochon ; qu’il était incapable de régner, qu’il fallait le déposer, et y placer le duc d’Orléans, qu’il n’était qu’un fonctionnaire public et qu’il fallait qu’il fît ce qu’on voulait. Les mêmes propos se tenaient parmi le peuple ; qu’il était entouré d’aristocrates, de prêtres réfractaires ; qu’il fallait qu’il les chassât. M. de Lafayette demanda au maire de faire proclamer la loi martiale et déployer le drapeau rouge, il s’y refusa. On lui dit qu’on s’en moquait et qu’il serait la première victime. Il offrit sa démission, on le pria de se dépêcher à la donner. Il ne fut pas mieux reçu du peuple lorsqu’il le harangua.

« Les détachements des grenadiers, à mesure qu’ils arrivaient, juraient que le Roi ne partirait pas ; plusieurs mâchaient des balles en disant qu’ils les mettraient dans leurs fusils pour tirer sur le Roi, s’il faisait le moindre mouvement pour partir. Tous les gens de sa maison qui s’étaient approchés de la voiture, furent insultés par les soldats, ils en arrachèrent M. de Duras, quoique le Roi leur dit qu’il devait y être et qu’il était de son service ; et ce ne fut qu’après leur avoir parlé longtemps, et avoir sommé les grenadiers de le rendre, qu’ils le laissèrent à la portière ; il appela deux grenadiers pour leur dire de protéger le duc de Villequiers, qui y était aussi. M. de Geugenot, maître d’hôtel, s’étant approché de la portière de la Reine, pour prendre ses ordres pour le dîner, en fut arraché et allait être pendu, si les grenadiers ne fussent arrivés, qui tout en le maltraitant et le tiraillant l’entraînèrent en lui disant tout bas : « Du moins, vous pourrez dire au Roi qu’il y a encore de braves gens qui savent sauver ceux qui lui sont attachés. » La Reine s’avança