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HISTOIRE SOCIALISTE

Constituante et qui lui donna, dès les premières heures, une puissance grave, une autorité clairvoyante.

Cette Assemblée, toute neuve aux choses de la politique, sut, à peine réunie, déjouer toutes les manœuvres de la Cour. Pourquoi ? Parce qu’elle portait en elle quelques idées abstraites et grandes, fortement et longuement méditées, qui lui étaient une lumière. L’idée du droit de la nation, de la loi consentie par la volonté générale, l’idée du droit de l’homme supérieur aux prétentions des castes étaient entrées si avant dans les esprits qu’elles leur donnaient, si je puis dire, la sûreté de l’instinct, et que ces novices de l’action trouvaient soudain, dans leur foi profonde, des ressources merveilleuses d’habileté. Et aussi des ressources de courage. Nous ne nous représentons pas assez ce qu’il y eut d’héroïsme tranquille dans le serment du Jeu de Paume, et dans tant d’autres journées. Malgré nous, nous voyons les hommes de la Révolution dans la majesté de leur œuvre, et il nous semble, par une illusion étrange, que dès les premiers jours cette majesté les enveloppait et les protégeait ; mais le 20 juin 1789, les hommes des Communes n’étaient encore que les pauvres représentants contestés et bafoués du Tiers État. Ce n’était pas leur puissance d’action naissante à peine et incertaine encore, c’était la puissance sublime de l’esprit du siècle incorporé à chacun d’eux qui leur donnait cette audace tranquille en face de la Cour menaçante et des privilégiés insultants.

La pensée des Constituants était plus complexe et plus vaste que leur œuvre, car Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, avaient mis en eux des tendances multiples dont quelques-unes seulement purent être réalisées ; parmi tous les germes semés en ces esprits quelques-uns seulement se développèrent d’abord, d’autres, plus profondément enfouis, attendaient une heure plus favorable et une saison plus ardente pour éclore et percer. Que de conflits secrets et douloureux durent se produire dans les consciences ! Quand on discutait la Déclaration des droits de l’homme, fallait-il se livrer tout entier à la logique du droit humain et aller jusqu’à la démocratie républicaine, ou fallait-il transiger avec la royauté, avec les nécessités historiques ? C’est à un compromis entre l’idée et le fait que la Constituante se fixa un moment ; mais qui ne sentait en elle que cet équilibre était instable ?

Plus tard, après Varennes, les esprits, qui se croyaient comme assurés dans une Constitution moyenne, semi-monarchique, semi-populaire, durent entrevoir, comme en un éclair, la possibilité, la nécessité même d’un ordre nouveau, tout démocratique et républicain. Et sans doute Montesquieu et Jean-Jacques se heurtaient dans les intelligences. C’est la solution moyenne et transactionnelle qui l’emporta encore une fois mais la logique inquiète de l’idée réclamait sourdement dans les esprits, et la Constituante, à l’heure même où elle organisait, selon des lois tempérées et un équilibre complexe le monde nouveau pressentait confusément la naissance d’un ordre plus