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HISTOIRE SOCIALISTE

systématique, plus passionné, où la volonté du peuple serait portée à son expression suprême. Les luttes tragiques de la Révolution et de l’Europe feront jaillir ce système de démocratie ; mais il était déjà tout au fond de la pensée des Constituants, et il ne faut pas oublier que beaucoup des hommes de la Constituante n’eurent pas besoin de se transformer pour aller à la Convention : il leur suffit de laisser agir en eux la logique profonde de leurs idées premières que tout d’abord le poids des traditions historiques avait à demi comprimées.

Dans la conscience de la Constituante, on pourrait démêler, en y regardant bien, à côté de la joie grave et forte d’avoir vraiment créé un monde nouveau, je ne sais quelle mélancolie d’avoir retranché beaucoup des hardiesses de l’idée, et déjà on pressent, en ces esprits modérés et sévères le germe encore obscur d’une œuvre plus audacieuse. Sous la majesté mesurée et sereine de la première œuvre révolutionnaire, on démêle, pour emprunter une belle expression de Mlle de Lespinasse « l’âme de douleur et de feu » d’une Révolution nouvelle.

Ainsi apparaissent les limites de ce qu’on a appelé la méthode « marxiste » en histoire. La conception du matérialisme économique qui explique les grands événements par les rapports des classes est un guide excellent à travers la complication et la confusion des faits, mais elle n’épuise pas la réalité de l’histoire.

D’abord, il est à peine besoin de dire qu’elle ne nous donna pas la clef des diversités individuelles. Pourquoi, par exemple, Robespierre fut-il le théoricien fanatique de la démocratie, tandis que Barnave était le théoricien brillant de la bourgeoisie ? Pourquoi Robespierre avait-il une sorte d’adoration pour Jean-Jacques et pourquoi Barnave écrivait-il de lui qu’il avait rendu fous bien des hommes qui, sans lui, n’auraient été que des sots ? Et ce n’est pas seulement l’action, la pensée des hommes éclatants qui ne peut s’expliquer tout entière, à un moment donné de l’histoire, par le seul jeu ou par le seul reflet des intérêts de classe ; il n’y a pas dans l’immense multitude humaine en fermentation, un seul individu dont tout l’être moral, toute l’action puissent ainsi être déterminés par l’influence exclusive des rapports économiques.

Il n’y a pas d’individu humain qui cesse tout entier d’être un homme pour devenir uniquement un individu de classe, et ainsi en d’innombrables consciences, en d’innombrables centres d’énergie, un fond à peu près indéfinissable d’humanité, de traditions lointaines et d’aspirations confuses, se mêle à l’action déterminée des intérêts immédiats. Mais il y a mieux, et les classes elles-mêmes, comme telles, n’ont pas exclusivement une conscience de classe. De même que sous des températures différentes, les mêmes éléments chimiques réalisent des combinaisons très variées, ainsi il y a une température morale, une température humaine qui, des mêmes éléments économiques,