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HISTOIRE SOCIALISTE

la première fois dans une de nos manufactures, à Amiens. Cet exemple ne fut point suivi : En 1780, Price, inventeur anglais établi à Rouen, avait inventé une machine filant indistinctement le lin, le coton et la laine : elle y eut un médiocre succès. Aussi, lorsque Lassalle, préoccupé de ramener les grands mouvements politiques à des causes économiques, s’écriait dans son fameux « programmes des ouvriers » : « La machine à filer d’Arkwright a été le premier événement de la Révolution française », c’était une boutade inexacte. C’est bien la puissance économique, marchande et industrielle, de la bourgeoisie française qui a été le grand ressort de la Révolution, mais l’industrie n’était pas encore entrée bien avant dans la période du grand machinisme.

Nous ne sommes encore, en 1789, que dans la période préparatoire au machinisme. Et, sans doute, si le machinisme eût été dès lors très développé, si la machine d’Arkwright et les autres machines de même ordre avaient joué dans la France du XVIIIe siècle, et dans sa production le rôle décisif que semble indiquer Lassale, et si par conséquent le régime de la grande industrie intensifiée et concentrée eût dominé en 1789, la Révolution bourgeoise aurait été beaucoup plus profondément imprégnée de force prolétarienne et de pensée socialiste. Si le mot de Lassalle était vrai, 1789 eût ressemblé à 1848. Mais il n’y avait encore que des ébauches, des essais. Pour la filature, c’est encore la roue qui faisait presque toute la besogne. Même les moulins décrits par Savary des Brulons et qui faisaient mouvoir 48 fuseaux au lieu de six n’étaient pas d’un emploi universel ou même dominant. À plus forte raison la spinning-jenny n’était pas encore souveraine.

Pourtant les machines nouvelles commençaient assez à pénétrer pour jeter l’indécision et l’émoi dans la bourgeoisie industrielle. En Normandie surtout, le trouble des esprits était grand. Le traité de commerce conclu en 1785 entre la France et l’Angleterre avait ébranlé les intérêts. Il avait presque établi le libre-échange. Il instituait, dans son art. 1er, « la liberté réciproque et en toutes manières absolue de navigation et de commerce pour toutes sortes de marchandises dans tous les royaumes, états, provinces et terres de l’obéissance de leurs Majestés en Europe. » Il spécifiait le régime de la nation la plus favorisée pour les marchandises non énoncées au traité, il fixait les droits au poids ou à la valeur et les abaissait à 12 pour 100 au maximum. Du coup les manufactures d’étoffes de Normandie et du Languedoc furent ou se crurent menacées par le commerce des usines anglaises mieux outillées. De toutes parts s’élevèrent des réclamations contre le traité : mais aussi beaucoup de manufactures se demandèrent : Ne convient-il pas d’introduire en France sans délai les machines anglaises ? Mais les moins riches et les moins audacieux des fabricants virent là un péril nouveau : « Ruinés déjà par les Anglais, n’allons-nous pas l’être encore et à fond, par les concurrents