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HISTOIRE SOCIALISTE

français munis de métiers mécaniques ? » De là, dans la bourgeoisie industrielle de Normandie surtout, une sorte, d’inquiétude générale et d’indécision comme dans les grandes crises où la vie se renouvelle. Les Cahiers du Tiers État normand en portent la trace. La corporation des drapiers de Caen dit ceci : « Commes les mécaniques préjudicieront considérablement le pauvre peuple, qu’elles réduisent la filature à rien, on demande leur suppression. Cette suppression est d’autant plus juste que la filature de ces instruments est très vicieuse et que les étoffes qui en sont fabriquées sont toutes creuses et de très mauvaise qualité. » Ce que valent ces prétextes et cette sollicitude « pour le pauvre peuple », nous n’avons pas à le rechercher : Il suffit de noter la protestation, comme indice du trouble des esprits.

Le Tiers État de Rouen est moins négatif et sa pensée est plus large : « Que le Roi sera supplié de ne conclure aucun traité avec les puissances étrangères sans que le projet en ait été communiqué aux Chambres de Commerce du royaume et qu’elles aient eu le temps de faire à sa Majesté leurs remontrances et observations. Qu’il soit pourvu sur la demande des États Généraux, par tous les moyens qui sont au pouvoir de l’administration, aux désavantages actuels du traité de commerce fait avec l’Angleterre… et qu’en traitant l’objet du traité de commerce, les États Généraux prennent en considération s’il est nécessaire d’autoriser ou de défendre l’usage des machines anglaises dans le royaume. » Cet appel aux États généraux pour résoudre la question du machinisme indique bien le désarroi des esprits. Mais ce trouble même, cette inquiétude des grands problèmes nouveaux, bien loin d’affaiblir le mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie, le fortifient. Non seulement elle a, dès lors de si grands intérêts qu’elle ne peut plus en abandonner la gestion à la seule puissance royale. Non seulement elle est obligée, sous peine des plus cruelles surprises, de réclamer le contrôle des traités de commerce où toute sa fortune, toute son activité sont engagées. Mais même les transformations industrielles prochaines qu’elle pressent, même cette apparition du machinisme dont elle entrevoit obscurément les vastes conséquences, tout lui fait une loi de prendre la direction des événements. Le navire où elle a accumulé toutes ses richesses va affronter la haute mer : il faut qu’elle saisisse le gouvernail.

Mais si déjà dans les mines d’Anzin et de Fresnes, dans quelques manufactures des drap d’Abbeville, d’Elbœuf ou de Sedan, dans quelques grandes corderies des ports, dans les plus vastes filatures et les plus grands tissages de Normandie, dans les foyers les plus actifs de l’Est, le type, de la grande industrie capitaliste commence à apparaître, il s’en faut de beaucoup que l’ensemble de la production industrielle de la France ait atteint, en 1789, ce degré de concentration et cette intensité. Le plus souvent, pour la filature comme pour le tissage, le travail est dispersé à domicile. Le rouet tourne, le métier bat dans la pauvre maison de l’artisan ou du paysan et l’industrie