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HISTOIRE SOCIALISTE

sont forcés d’être debout depuis deux heures après minuit jusqu’à environ 8 ou 9 heures du soir, tant l’hiver que l’été. » En leur pensée encore incertaine, tour à tour révoltée et humble, « les pauvres compagnons » font abandon du droit de grève ; ils demandent seulement qu’aux maîtres aussi soit retiré le droit de coalition. « Il est bien et saintement défendu de ne faire monopoles : mais cela se doit non seulement adresser aux compagnons, mais aussi aux libraires et maîtres, qui ont toujours conjuré, comme monopoleurs, la ruine desdits compagnons ». Enfin ils demandent que les maîtres soient désarmés comme les compagnons, que les salaires ne soient plus fixés « au gré et jugement des libraires et maîtres imprimeurs, qui seraient juges en leur cause », mais par une commission arbitrale « un nombre égal et pareil des maîtres et compagnons plus anciens, qui savent et connaissent le labeur, auquel s’ajouteront quelques notables bourgeois ou marchands nommés par les deux parties ».

Et pour attester l’éveil de leur dignité morale, les ouvriers lyonnais demandent en terminant leur requête « que les fautes soient punies par des amendes et non par peine corporelle et ignominieuse ; car ce serait violer indignement la liberté naturelle des hommes… Et comme personnes libres s’emploient volontairement à un état si excellent et noble et de telle importance pour les sciences et les lettres, et non comme esclaves ou galériens et forçats ».

J’ai tenu à citer cette sorte de manifeste des ouvriers lyonnais, bien qu’il remonte au xvie siècle et précède de beaucoup la Révolution. Car si dès cette époque, dès les commencements du capitalisme, les travailleurs de Lyon élevaient une protestation aussi haute, il est certain que la revendication ouvrière a dû se continuer, secrète et profonde, dans le prolétariat lyonnais. On comprendrait mal l’âme compliquée et obscurément ardente de la grande cité à la veille de la Révolution, si on ne se rappelait pas que déjà depuis près de deux siècles, les ouvriers, en leur vie repliée et dolente, portaient comme un principe de révolte. Aussi bien, et cette fois chez les tisseurs et ouvriers en soieries, le xviiie siècle avait vu aussi éclater de grandes grèves. Ou plutôt le conflit entre la haute bourgeoisie de la grande fabrique et les maîtres ouvriers est à peu près permanent, tantôt sourd, tantôt aigu.

Les 6,000 maîtres-ouvriers qui, aidés de leurs femmes, de leurs compagnons, de leurs apprentis travaillent à façon pour les 400 marchands de la grande fabrique sont en lutte contre ceux-ci. « Ils réclament une justice professionnelle impartiale, un délai suffisant pour produire leurs réclamations, une représentation égale à celle des marchands dans le bureau de la fabrique, le droit de nommer leurs jurés-gardes. Longtemps ils ont lutté pour le maintien de l’ancienne organisation qui leur permettait de vendre directement les étoffes qu’ils fabriquaient, mais depuis que la classe intermédiaire des ouvriers