Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/144

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« La défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d’un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix ? Elle empêche les deux pouvoirs d’agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ainsi ? Quoi ! c’est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher et ce n’est pas sa volonté propre ? »

Sur ce point, Robespierre presse impitoyablement Brissot. Il semble, en effet, que là, Robespierre avait un avantage marqué ; car si la guerre était déclarée, c’était d’abord la guerre de la cour. Et Brissot était obligé de dire avec certitude : Le roi ne trahira pas, ou de dire avec audace : Si nous sommes trahis, tant mieux, car sous le coup de la trahison, la guerre échappera à la direction de la Cour.

Brissot disait à la fois les deux choses. Tantôt il se plaignait, en effet, de l’excès de défiance et semblait faire crédit « à l’esprit merveilleux » de Narbonne. Tantôt il proclamait que le salut serait précisément dans la trahison. Aux Jacobins même, il avait dit, dans le discours auquel répondait Robespierre : « Connaissez-vous un peuple, s’écrie-t-on, qui ait conquis sa liberté en soutenant une guerre étrangère, civile et religieuse, sous les auspices du despotisme qui le trompait ?

« Mais que nous importe l’existence ou la non-existence d’un pareil fait ? Existe-t-il donc dans l’histoire ancienne une révolution semblable à la nôtre ? Montrez-nous un peuple qui après douze siècles d’esclavage a repris sa liberté ! Nous créerons ce qui n’a pas existé.

« Oui, ou nous vaincrons et les émigrés et les prêtres et les Électeurs, et alors nous établirons notre crédit public et notre prospérité, ou nous serons battus et trahis…, et les traîtres seront enfin convaincus et ils seront punis, et nous pourrons faire disparaître enfin ce qui s’oppose à la grandeur de la nation française. Je l’avouerai, messieurs, je n’ai qu’une crainte, c’est que nous ne soyons pas trahis. NOUS AVONS BESOIN DE GRANDES TRAHISONS : NOTRE SALUT EST LÀ ; car il existe encore de fortes doses de poison dans le sein de la France, et il faut de fortes explosions pour l’expulser : le corps est bon, il n’y a rien à craindre. »

Je crois que c’est une des paroles les plus audacieuses qui aient été dites par des hommes à la veille de grands événements. Mais observez bien que Brissot, malgré tout, ne fait ici que des hypothèses : il prévoit la possibilité de la trahison ; il ne la redoute pas : il la désire, au contraire, parce qu’elle purgera la France et la Révolution du poison secret qui les paralyse. Mais Brissot n’ose pas dire d’une façon directe et positive : « L’état des esprits est tel à la Cour, la logique du despotisme royal est telle que nous serons d’abord nécessairement trahis, et c’est à travers le feu de la trahison que nous parviendrons à la grande guerre révolutionnaire, républicaine et libératrice. »

Non, Brissot manœuvre et équivoque. De même qu’il désire et prépare la guerre avec les grandes puissances de l’Europe, mais rassure la nation en lui