Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/217

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et consume leurs possessions, et pour cette action il est promu au généralat. »

J’arrête ici le récit de ces violences, de ces sauvageries, et n’essaierai point d’épiloguer. À vrai dire le nègre dont il est parlé en dernier lieu, qui quoique personnellement libéré prend parti pour ses frères esclaves et va jusqu’à brûler l’atelier dont le maître avait fait don à sa mère, paraît une âme assez forte et grande. Mais il est certain que les esclaves noirs soulevés, portant dans leur sang africain des bestialités ardentes, portant dans leur cœur ulcéré les ferments aigris des vieilles douleurs et des vieilles haines furent plus d’une fois atroces et raffinèrent la cruauté jusqu’à l’invraisemblance. Mais la question qui se posait était celle-ci : Comment, tranquilles naguère, avaient-ils été ainsi excités à la révolte ? Et la faute n’en était-elle point à ceux qui ne comprirent pas que la Révolution de la France devait se traduire aux colonies par de loyales réformes ? Tout cet étalage de lubricité et de sang ne signifie donc rien ; et la conclusion de l’orateur sur ce point est tout à fait arbitraire et vaine.

« Pour vous le dire en un mot, si les projets sanguinaires de ces hommes grossiers et féroces se réalisaient à l’égard des blancs, s’ils parvenaient à faire disparaître la race blanche de la colonie, on verrait bientôt Saint-Domingue offrir le tableau de toutes les atrocités de l’Afrique. Asservis à des maîtres absolus, déchirés par les guerres les plus cruelles, ils réduiraient en servitude les prisonniers qu’ils se seraient faits, et l’esclavage modéré sous lequel ils vivent parmi nous se changerait en un esclavage aggravé par tous les raffinements de la barbarie. »

Mais en vérité il ne s’agissait point de cela. Il ne s’agissait point d’exterminer les blancs et d’abandonner l’île aux seuls esclaves noirs se reconstituant en tribus africaines et s’asservissant ou se dévorant les uns les autres. Il ne s’agissait point de choisir entre l’esclavage « modéré » que les blancs concédaient aux noirs et l’esclavage féroce, meurtrier, que les noirs anthropophages se seraient infligé les uns aux autres. Les plus hardis, comme Marat, avaient demandé simplement que les hommes de couleur libres, les mulâtres propriétaires, fussent admis à l’égalité des droits politiques, que par leur accord, ainsi réalisé dans l’égalité, l’ordre fût maintenu et qu’un affranchissement graduel et prudent des esclaves débarrassât peu à peu la France de cette monstruosité, sans ébranler les bases de la vie économique coloniale. Voilà ce qu’avaient demandé jusqu’à ce moment les plus audacieux, et il était assez puéril d’opposer à ces vœux le fantastique tableau d’une île en sauvagerie où des démons noirs ayant promené partout leurs torches infernales auraient exterminé jusqu’au dernier des blancs. Il y a une grossière enluminure, à la fois puérile et violente, dans cet exposé créole. Mais voici une étrange idylle où l’âme esclavagiste s’épanouit tout entière avec une tranquille beauté.