Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/220

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leurs affaires, ils vivaient dans l’opprobre et le déshonneur et mouraient dans la misère et le désespoir. Leur nom ne se prononce qu’avec indignation dans la colonie, et leur réputation sert à éclairer ceux qui, inhabiles encore à l’administration des ateliers, pourraient être entraînés par l’impétuosité de leur caractère, à des excès que l’expérience avaient montrés contraires à une bonne régie, que l’instruction et radoucissement des mœurs avaient contribué à faire proscrire.

« Nous adjurons ici, non ceux qui écrivent des romans pour se faire une réputation d’hommes sensibles, pour acquérir une popularité fugitive que l’indignation générale doit bientôt leur enlever, mais ceux qui ont visité les colonies, ceux qui les connaissent ; qu’ils disent si le récit que nous avons fait n’est pas fidèle, si nous l’avons chargé pour vous intéresser à notre cause. »

Voilà le plaidoyer le plus audacieux qui ait été risqué en faveur de l’esclavage : prononcé par les propriétaires d’esclaves devant une Assemblée révolutionnaire, il apparaît comme un violent défi à la logique des événements et des idées. Il oblige la bourgeoisie troublée, bouleversée, à se recueillir, à s’interroger jusqu’au fond d’elle-même et à se demander si elle est avec la propriété même esclavagiste ou avec les Droits de l’Homme.

Nous nous rendons au conseil de l’orateur et nous écartons toute déclamation. Nous ne rappelons pas que si terrible que pût être la condition des nègres en Afrique, dans leur pays natal, c’est de force, c’est contre leur gré qu’on les en arrachait. Nous ne dirons pas qu’il y aurait pour les négriers quelque hypocrisie à prétendre que c’est pour le bien des nègres, pour leur demi-libération qu’ils les volaient et les emportaient à fond de cale.

Il nous plaît de penser, et cela était souvent vrai, que les maîtres de Saint-Domingue et des îles traitaient leurs esclaves avec douceur. Mais l’orateur est obligé de convenir lui-même qu’il y avait de mauvais maîtres ; en sorte que l’esclave même bien traité, n’avait pas de garantie, qu’il était à la merci d’un changement d’humeur, d’un accès de colère, d’un caprice de sensualité. Enfin, l’esclavage porte en lui cette contradiction mortelle : ou bien l’esclave est maltraité, battu, frappé et il se révolte ou s’affaisse, ou bien l’esclave est traité avec douceur ; il entre peu à peu dans la famille, et cette douceur même, éveillant en lui des délicatesses et le rapprochant du maître, l’achemine à comprendre et à vouloir la liberté.

La révolte des noirs ne témoignait pas précisément contre les colons ; elle pouvait révéler au contraire une longue accoutumance de fierté créée, dans le monde servile, par la modération et la bonté des maîtres. Mais la conséquence inévitable était là ; le désir de la liberté devait s’éveiller un jour ; et par ce désir muet au fond des cœurs et comme blotti sous les anciennes apparences de domesticité familiale et résignée, tous les rapports des maîtres et des esclaves étaient secrètement renversés. Ce qui manque vraiment, à cette heure, aux colons blancs, c’est une force de pensée suffisante. Ils rai-