Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/221

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sonnent comme si on leur imputait à crime l’effroyable trafic de chair humaine qui si longtemps ravagea les côtes de l’Afrique. Ils raisonnent comme si on les accusait tous de brutalité, de férocité ; ils oublient que la marche même des événements, l’évolution des idées et des mœurs devaient mettre l’esclavage en péril, et que la modération des bons maîtres en préparait la chute comme la violence des mauvais. Surtout ils oublient que même les colonies ne peuvent considérer la Révolution comme une quantité négligeable, et que du point de vue de la Déclaration des Droits de l’homme l’aspect des problèmes est nécessairement tout nouveau.

Et qu’ont-ils fait pour s’adapter aux nécessités nouvelles ? Qu’ont-ils fait pour concilier avec les habitudes et les besoins de la production coloniale les institutions de liberté et les principes du droit humain ? Ils n’ont rien fait, rien, et ils n’ont même rien tenté. Ils n’ont su que ruser, équivoquer, mentir, fausser le sens des décrets de la Constituante, résister par la force d’inertie à ses lois les plus mesurées et les plus sages ; s’étendre, si je puis dire, dans leur orgueilleuse paresse d’esprit, s’immobiliser dans leurs préjugés de race. En ce moment même, devant l’Assemblée législative, à l’heure où Saint-Domingue est en feu et où il faut sous peine de périr chercher la vérité, ils rusent encore et ils trichent. C’est tricherie en effet que de poser ainsi au premier plan la question de l’esclavage que tous les partis dans la Constituante et au dehors avaient sinon écartée, au moins ajournée.

C’est tricherie aussi de concentrer toutes les responsabilités sur une société, sur la société des Amis des Noirs, comme si cette société, où fut Mirabeau, où était l’abbé Grégoire, n’était pas elle-même l’expression de l’esprit généreux du xviiie siècle, un des innombrables organes que sa pensée s’était créés.

C’est tricherie enfin et déloyauté de la part des colons blancs que de dissimuler les responsabilités qu’ils ont assumées eux-mêmes par leur conduite hautaine et fourbe entre les hommes de couleur libres. Écoutez les accusations haineuses de ces bons esclavagistes qui s’en prennent au monde entier de l’incendie que leur imprévoyance égoïste a allumé :

« Cependant, Messieurs, une société se forme dans le sein de la France et prépare de loin le déchirement et les convulsions auxquels nous sommes en proie. Obscure et modeste dans le commencement, elle ne montre que le désir de l’adoucissement du sort des esclaves ; mais cet adoucissement si perfectionné dans les îles françaises, elle en ignorait tous les moyens, tandis que nous nous en occupions sans cesse ; et loin de pouvoir y concourir, elle nous forçait d’y renoncer en semant l’esprit d’insubordination parmi nos esclaves et l’inquiétude parmi nous. Pour adoucir de plus en plus le sort des esclaves, pour multiplier les affranchissements, il aurait fallu conserver précieusement la sécurité des maîtres ; mais ce moyen sage n’eût produit aucun effet sur la renommée ; la gloire ordonnait d’abandonner les colonies pour