crainte de manquer de sucre et l’espoir que la rareté des denrées coloniales en hausserait rapidement le prix, avaient décidé un grand nombre de marchands à s’approvisionner largement, et ces achats considérables se produisant à la fois sur le marché du sucre, avaient déterminé précisément une hausse immédiate et formidable.
Les ménages ouvriers qui avaient déjà, au témoignage de Mercier, l’habitude de déjeuner de café au lait, furent très irrités par ce qui leur semblait être une manœuvre d’accaparement et il y eut un véritable soulèvement populaire.
Ce n’était pas seulement la crainte de voir manquer la marchandise qui avait déterminé les marchands à s’approvisionner plus largement que de coutume ; ce qu’on peut appeler l’action excitante des assignats et des opérations révolutionnaires se produisait aussi. L’émission de près de deux milliards d’assignats avait multiplié les moyens d’achat, et la bourgeoisie pour réaliser ces assignats, cette monnaie de papier, en valeurs solides, se hâtait d’acheter des marchandises, quand elle n’achetait pas du numéraire. De là, une sorte de coup de fouet donné à la production et aux échanges ; mais de là aussi les brusques sursauts des prix, les mouvements soudains de l’industrie et du commerce qui bondissaient, pour ainsi dire, ou se cabraient.
Les caisses de billets de secours dont nous avons déjà parlé, et qui suppléaient à l’insuffisance des petits assignats, ajoutaient encore à l’activité fébrile de la circulation. Enfin les vastes immeubles d’Église, couvents, abbayes, qui avaient été nationalisés et qui se vendaient rapidement, offraient au commerce de grands locaux ; et l’idée d’y installer de riches dépôts de marchandises venait naturellement aux bourgeois abondamment pourvus d’assignats par le paiement des arrérages de la dette, par le remboursement des charges de judicature et par les longs délais que leur accordait la loi pour le paiement par annuités des biens nationaux achetés. Ainsi, la hausse subite du prix du sucre qui se produisit en janvier et qui souleva Paris est un phénomène complexe où retentissaient pour ainsi dire toutes les forces économiques de la Révolution. Et de plus la bourgeoisie marchande et le peuple ouvrier se trouvaient subitement aux prises : et un conflit de classes s’éveillait.
Les contemporains saisirent toute la gravité du mouvement, toute sa portée économique et sociale. L’Assemblée s’en émut. Le 23 janvier, elle accueillit une députation des citoyens et citoyennes de la section des Gobelins qui protestèrent avec violence contre les « accapareurs » : « Représentants d’un peuple qui veut être libre, vivement alarmés des dangers énormes qu’entraînent les accaparements de toute espèce, les citoyens de la section des Gobelins, défenseurs de la liberté et exacts observateurs de la loi, viennent avec confiance dénoncer, dans votre sein, la cause effrayante du nouveau fléau qui nous menace de tous côtés, surtout dans la capitale et qui frappe