Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/298

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Qu’est-ce qu’était le tiers état avant la Révolution ? Tout ce qui n’était pas noblesse et clergé. Le tiers état avait une force irrésistible, la force de vingt contre un ; aussi tant qu’il a agi de concert, il a été impossible à la noblesse et au clergé de s’opposer à ce qu’il a voulu ; il a dit : « Je suis la nation » et il a été la nation. Si le tiers état était aujourd’hui ce qu’il était à cette époque, il n’y a pas de doute que la noblesse et le clergé seraient forcés de se soumettre à son vœu, et qu’ils ne concevraient même pas le projet insensé de se révolter ; mais le tiers état est divisé, et voilà la vraie cause de nos maux.

« La bourgeoisie, cette classe nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple ; elle se place au-dessus de lui ; elle se croit de niveau avec la noblesse, qui la dédaigne et qui n’attend que le moment favorable pour l’humilier.

« Je demande à tout homme de bon sens et sans prévention : quels sont ceux qui veulent aujourd’hui nous faire la guerre ? Ne sont-ce pas les privilégiés ? car enfin lorsqu’ils disent vaguement que la monarchie est renversée, que le roi est sans autorité, ces déclarations ne signifient-elles pas, en termes très clairs, que les distinctions qui existaient n’existent plus et que l’on veut se battre pour les conquérir ?

« Il faut que la bourgeoisie soit bien aveugle pour ne pas apercevoir une vérité de cette évidence ; il faut qu’elle soit bien insensée pour ne pas faire cause commune avec le peuple. Il lui semble, dans son égarement, que la noblesse n’existe plus, qu’elle ne peut jamais exister, de sorte qu’elle n’en a aucun ombrage, qu’elle n’aperçoit pas même ses desseins ; le peuple est le seul objet de sa défiance. On lui tant répété que c’était la guerre de ceux qui avaient contre ceux qui n’avaient pas, que cette idée-là la poursuit partout. Le peuple, de son côté, s’irrite contre la bourgeoisie, il s’indigne de son ingratitude, il se rappelle les services qu’il lui a rendus, il se rappelle qu’ils étaient tous frères dans les beaux jours de la liberté. Les privilégiés fomentent sourdement cette guerre qui nous conduit insensiblement à notre ruine.

« La bourgeoisie et le peuple réunis ont fait la Révolution ; leur réunion seule peut la conserver.

« Cette vérité est très simple, et c’est là sans doute pourquoi on n’y a pas fait attention. On parle d’aristocrates, de ministériels, de royalistes, de républicains, de Jacobins, de Feuillants ; l’esprit s’embarrasse dans toutes ces dénominations, et il ne sait à quelle idée s’attacher, et il s’égare.

« Il est très adroit, sans doute, de créer ainsi des partis sans nombre, de diviser les citoyens d’opinions et d’intérêts, de les mettre aux prises les uns avec les autres, d’en faire de petites corporations particulières ; mais c’est aux hommes sages à dévoiler cette politique astucieuse et à faire revenir de leurs erreurs ceux qui se laissent entraîner sans s’en apercevoir.

« Il n’existe réellement que deux partis, et j’ajoute qu’ils sont les mêmes