Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/300

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de façon insuffisante et vague les causes du « schisme » qu’il déplore. Oui, il est vrai que la bourgeoisie possédante, à mesure qu’elle cesse de craindre la noblesse, l’ancien régime, se préoccupe davantage du danger qui la menace de l’autre côté, du côté des sans-propriété. Et Pétion a raison de rappeler à la bourgeoisie que la lutte contre l’ancien régime n’est pas finie, que la contre-révolution reste menaçante et longtemps encore le sera. À vrai dire, plus d’un siècle après ces grands événements, elle l’est encore, et contre elle, plus d’une fois, ce que Pétion appelle le tiers état a été obligé, même à des dates récentes, de refaire son union. Mais ce que Pétion explique mal, ce qu’il paraît ne pas voir, c’est la croissance même du peuple qui crée de nouveaux problèmes, c’est sa poussée révolutionnaire, politique et sociale depuis deux ans.

Dire tout simplement que les « choses n’ont pas changé » depuis la convocation des États généraux, c’est fausser d’emblée la question à résoudre ; car il s’agissait précisément de savoir à cette date comment, par quelle politique, l’union des deux fractions du tiers état, peuple et bourgeoisie, pouvait être maintenue malgré les changements qui s’étaient produits depuis deux années dans les rapports de ces deux fractions. Pétion prêche, au lieu de définir, d’analyser et de prévoir. Rappeler tout uniment à la défense de la Constitution, alors que celle-ci est comme tiraillée entre les deux tendances, l’une de démocratie, l’autre d’oligarchie bourgeoise, qu’elle porte en elle, c’est remplacer la solution par l’énoncé même du problème ; car il faut dire justement en quel sens la Constitution doit être entendue et pratiquée. Et puis, au moment même où Pétion parle des intérêts indivisibles et du bonheur commun du peuple et de la bourgeoisie, et où par suite leur accord devrait apparaître comme aisé et normal, il ne compte visiblement que sur une double guerre : la guerre à l’ancien régime, la guerre aux puissances étrangères, pour rapprocher les deux portions. Il ne paraît pas soupçonner d’ailleurs que la guerre, en portant au plus haut les périls et les passions de la France révolutionnaire donnera une acuité supérieure à la question terrible : par qui et par quelles forces doit être défendue la Révolution ? D’accord pour la sauver, le peuple et la bourgeoisie ne seront pas nécessairement d’accord sur les moyens de la sauver.

Les vues de Pétion sont donc tout à fait troubles et incertaines, et on comprend très bien que cet optimisme prêcheur et vague, qui se dissimule comme à plaisir la difficulté vraie, laissera les hommes de la Gironde très désemparés dans la formidable tempête extérieure qu’ils soulèvent étourdiment. Mais plus la pensée de Pétion est courte, et débile son esprit, plus est frappante cette constatation de l’antagonisme croissant des classes à l’intérieur de ce qui fut hier le tiers état. Comme un crible animé d’un mouvement de plus en plus rapide, la Révolution, à mesure qu’elle s’accélère, sépare des intérêts d’abord confondus, et voici le signe le plus décisif de la croissance politique et