Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/347

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d’un ton plus violent qu’il parle. Visiblement, il cherche à répandre la terreur. « L’insurrection de Picardie n’est pas apaisée encore que voilà cinq mille brigands ou agitateurs parcourant en armes le département de l’Eure, taxant les grains, commettant mille violences et menaçant d’attaquer Évreux. À Étampes, voilà M. Simoneau, maire de la ville, assassiné à coups de fusil et de piques au milieu de la garde nationale ; à Montlhéry, un fermier haché en morceaux. Et Dunkerque tremble encore de voir renouveler le pillage du mois dernier ; dans le département de la Haute-Garonne, on attaque les greniers, on brûle les maisons ; on rançonne les propriétaires dans la demeure desquels (à Toulouse spécialement et aux environs) l’autorité des clubs a fait placer garnison de gens inconnus ; chacun se croit à l’heure d’un pillage universel ; l’impôt languit plus que jamais ; les percepteurs de redevances n’osent pas les exiger ; on assomme les huissiers de ceux qui osent le tenter ; les bois particuliers sont non seulement dévastés, mais en dernier lieu les communes se les distribuent par des actes en bonne forme. »

Et il essaie, par une tactique que l’expérience démontra prématurée, mais qui sera souvent pratiquée dans la suite, de grouper par la peur tous les « propriétaires », tous les possédants contre la Révolution, contre le peuple, contre la démocratie. « Le jour est arrivé où les propriétaires de toutes classes doivent sentir enfin qu’ils vont tomber à leur tour sous la faux de l’anarchie ; ils expieront le concours insensé d’un grand nombre d’entre eux à légitimer de premières rapines parce que les brigands étaient alors à leurs yeux des patriotes ; ils expieront l’indifférence avec laquelle ils ont vu dissoudre tout gouvernement, armer une nation entière, détruire toute autorité, opérer la folle création d’une multitude de pouvoirs insubordonnés, et couper sans retour les nerfs de la police et de la force publique. Qu’ils ne se le dissimulent pas : dans l’état où nous sommes leur héritage sera la proie du plus fort. Plus de loi, plus de gouvernement, plus d’autorité qui puissent disputer leur patrimoine aux indigents hardis et armés qui, en front de bandière, se préparent à un sac universel. »

Le calcul de Mallet-du-Pan dont Taine s’est borné à paraphraser et à pédantiser les articles, était assez puéril. Il voulait faire communier tous les hommes « d’ordre », dans un même symbole : la propriété. Mais il était impossible d’arrêter la Révolution en faisant une ligue des propriétaires, en constituant la propriété à l’état de force conservatrice. Car, entre la propriété telle que la comprenaient les hommes d’ancien régime et la propriété telle que la comprenaient les révolutionnaires bourgeois les plus modérés, il y avait désaccord et même opposition. La propriété bourgeoise, pour se définir et grandir, pour conquérir toute la liberté d’action et toutes les garanties nécessaires, devait refouler la propriété d’ancien régime, toute surchargée de prétentions féodales ou nobiliaires, et qui cherchait son point d’appui non dans le droit commun de la propriété, mais dans le privilège